Quand la décence devient une tête de lune et le Maître une oreille : la linguistique et sa place dans l’enseignement du vietnamien à l’Inalco

Au commencement était le verbe. Nul besoin, aujourd’hui, de rappeler que la langue constitue la première étape dans l’approche d’un peuple et de sa civilisation. Ce truisme apparaît néanmoins souvent oublié et, bien des fois, nié, de telle manière que la langue et la science qui l’étudie semblent être, sciemment ou fortuitement, reléguées au second plan.
Publications de Huy-Linh Dao
Publications de Huy-Linh Dao © DR‎

Ainsi l’acquisition de compétences linguistiques, dont on se gardera ici de faire davantage l’apologie, se voit-elle sinon réduite à celle d’un simple outil de communication, du moins considérée comme étant secondaire ou au service d’autres savoirs disciplinaires et scientifiques. Pour ne se cantonner qu’au cas du vietnamien, certains enseignants craignent en effet que la plupart des étudiants n’attachent une importance excessive, voire obsessionnelle, à la maîtrise de la langue et notamment à la correction phonétique, alors que celles-ci doivent relever purement du domaine de la pratique et de l’exécution. À en croire les premiers, être en présence d’un enseignant natif, même non formé à l’enseignement de la langue, serait gage d’une aisance indéfectible, tout comme se cloîtrer dans un laboratoire de langue, casque sur la tête, ou partir en immersion totale le temps d’un court séjour à l’étranger, suffiraient à gratifier les étudiants d’une autonomie langagière sans faille.

Enseignement vs terrain : incompréhension assurée ?

Si ces idées préconçues ne sont pas entièrement dénuées de fondement, elles traduisent une vision quelque peu simpliste de la langue et de son appropriation. Les témoignages d’une bonne collègue de l’auteur de cet article en disent long sur les conséquences néfastes d’une telle conception. Titulaire d’une licence de vietnamien qu’elle a poursuivie, puis brillamment obtenue, en parallèle de son doctorat en sciences humaines et sociales, la jeune enseignante-chercheuse actuellement en poste dans une grande université parisienne est, depuis plusieurs années, amenée à effectuer de courts mais réguliers terrains de recherche au Vietnam. La réalité dépassant toutefois la fiction, le premier séjour n’a pas tardé à dessiller les yeux à l’ex-doctorante, qui découvre avec déconvenue qu’en dépit de ses excellentes notes en langue, son opérationnalité demeure on ne peut plus incomplète.

Totalement désarmée face au dialecte du sud, qu’elle n’était pas habituée à entendre durant ses cours de vietnamien, et aux regards désespérés de ses interlocuteurs, la jeune docteure se décontenance et s’embrouille davantage dans ses mots, incapable de placer correctement les tons sur les voyelles, relâchant toutes les consonnes finales et omettant les termes d’adresse. Le fameux Nguyễn retrouve sa forme française N’guyen ; Trang (prénom vietnamien signifiant « décence ») devient Trăng (nom désignant la lune dans sa dimension physique) ; Thầy (Maître) se transforme en Tai (oreille) et Mặt (visage) est compris comme signifiant Mặc (porter un vêtement).

Le vietnamien finit par céder la place à l’anglais et la conversation tourne autour de la grammaire, avec, cette fois, une grande insistance sur la nécessité de recourir à con (classificateur appliqué aux animés) et non à cái (employé avec les entités inanimées) dans le cas des noms đường (chemin) et phố (rue) ; à laquelle s’ajoute l’insertion systématique de đã, đang, sẽ avant les verbes pour marquer des procès au passé, au présent et au futur… La collègue semble reconnaître aujourd’hui que les grammaires vietnamiennes des années 40-50, calquées sur le modèle du français, lui ont livré, en plus d’une vision erronée de la langue, des savoirs très peu exploitables et parfois complètement déconnectés de la réalité linguistique et socio-culturelle du Vietnam. Après de nouvelles tentatives, toutes vaines, lors de ses derniers terrains, elle renonce désormais à faire figurer dans son curriculum vitae la licence de vietnamien.

Cette histoire n’est pas un cas isolé. Nombre d’étudiants de vietnamien ont vécu des déboires similaires. Aussi banals puissent-ils paraître à première vue, ceux-ci laissent supposer qu’au-delà d’une question de surdité phonologique (Polivanov 1931, Troubetzkoy 1967/1939) et de prononciation défectueuse, à laquelle seraient associés le fonctionnement cognitif du locuteur allophone et les stratégies perceptives mises en œuvre par ce dernier dans le traitement de la variabilité phonétique (Magnen et al. 2005, Magnen 2009), la méconnaissance du fonctionnement général de la langue cible et l’absence de prise de conscience des propriétés fondamentales de la langue source seraient autant de facteurs inhibants de l’appropriation langagière. C’est précisément à ce titre que la linguistique a toute sa place à l’Inalco et doit y jouer pleinement son rôle.

La place de la linguistique

L’étude linguistique du vietnamien à l’Inalco, qu’elle soit d’orientation théorique ou appliquée à l’enseignement de celui-ci, s’inscrit dans le contexte plus large de l’investigation des langues d’Asie et se situe à la croisée de l’Asie du Sud-Est et Pacifique et de l’Asie Orientale. Elle épouse ainsi une perspective aréale, typologique mais aussi comparative et théorique, articulant descriptions, formalisations et applications. Une des thématiques de recherche actuelles allant dans ce sens porte sur l’étude des expressions interrogatives de type wh-/qu- dans quatre langues d’Asie Orientale (chinois, coréen, japonais et vietnamien) (Pan et al. 2018a, b). En effet, les items lexicaux vietnamiens tels que ai (qui), cái gì (quoi), ở đâu (où), thế nào (comment), bao nhiêu (combien), etc., à l’instar de leurs homologues chinois, coréens, japonais, peuvent, selon le contexte, recevoir une lecture interrogative ou existentielle :

Figure 1. exemples 1 et 2
Figure 1. Exemples 1 et 2 © DR‎

L’hypothèse défendue par Pan et al. (2018a, b) est que ces deux lectures sont formellement légitimées dans des contextes qualifiés de « forts », comme en témoignent les énoncés en (1). L’ambiguïté observable dans un exemple comme (2) émerge, quant à elle, seulement dans des contextes dits « faibles », auquel cas elle peut être levée par des structures prosodiques appropriées. La confrontation des données similaires, issues des quatre langues étudiées suggère que ces dernières disposent de diverses stratégies de légitimation : morphologique, syntaxique et prosodique. Elle met également en évidence le statut particulier de la prosodie dans ce type de phénomènes, dans la mesure où celle-ci n’est activée qu’en cas d’indisponibilité des deux autres mécanismes.

L’interaction entre prosodie et syntaxe s’avère aussi pertinente dans le traitement des unités transcatégorielles (cf. Do-Hurinville & Dao 2018, Dao 2019), comme mới dans (3), où les marquages prosodiques explicites (pause, accentuation) donnent lieu à trois configurations syntactico-sémantiques différentes :

Figure 2. Exemple 3
Figure 2. Exemple 3 © DR‎

La prosodie et ses diverses manifestations sont, l’on s’en doute bien, génératrices de sens (et vice versa). Ainsi la focalisation contrastive et les démarcations prosodiques en (3), qui révèlent donc la frontière syntaxique entre le groupe nominal sujet et le groupe verbal, constituent-elles également des indicateurs primordiaux dans l’identification des parties du discours du vietnamien, du fait, notamment, du caractère isolant de celui-ci. La plasticité catégorielle illustrée supra par mới amène à penser que le processus interprétatif est avant tout fonctionnel et contextuel. Le lecteur attentif (et non influencé par les catégories issues de la tradition grammaticale indo-européenne) se demanderait s’il ne s’agirait pas plutôt d’un cas d’homonymie, tant est peu évident le passage entre un verbe de qualité, en emploi épithétique (être-nouveau), un co-verbe temporel exprimant le passé récent (récemment) et un marqueur de restriction associé à l’effet focalisant de la prosodie (seul(ement), c’est...qui). On se contentera ici de renvoyer le lecteur intéressé aux travaux susmentionnés, la transversalité d’un invariant sémantique entre les domaines descriptif, temporel et modal étant un phénomène extrêmement fréquent dans les langues du monde.

La transcatégorialité semble être un trait aréal observable en Asie du Sud-Est et Pacifique et en Asie Orientale. L’une de ses meilleures incarnations serait l’usage comme « pronoms personnels » des termes de parenté et démonstratifs spatiaux lors d’interactions sociales, pendant lesquelles l’identité des rôles discursifs ne peut être déterminée que contextuellement. Leur médiatisation par le lexique « familial » et la deixis spatiale revient à ré-exploiter des unités lexicales initialement prévues pour d’autres finalités. Cette forme de « parcimonie formelle », étroitement liée au champ de la politesse linguistique, pourrait être vue comme résultant d’un processus d’(inter)subjectification (Dao 2020a). Se pose alors la question du lien entre l’(inter)subjectivité et les paramètres prosodiques. Une recherche récente de l’auteur de cet article (Dao 2020b) tente de montrer que la politesse est conjointement véhiculée en vietnamien par un jeu de symbolisme tonal et par une concordance « sémantico-pragmatique » explicite entre le système des particules finales et celui des pronoms et termes d’adresse. Une des implications de cette analyse est que la réalisation de ces classes d’items est soumise à des contraintes syntactico-pragmatiques, contrairement à ce que laisse prédire le caractère facultatif de l’usage des pronoms en vietnamien. L’analyse proposée permet également de rendre compte de l’émergence récente d’une nouvelle expression linguistique de l’acquiescement dans cette langue.

Ces quelques problématiques, comme bien d’autres d’ailleurs, sont autant d’« incongruités » linguistiques, la plupart du temps invisibles à l’écrit et quasiment absentes des grammaires vietnamiennes, qui sont susceptibles de poser de sérieux obstacles à l’apprenant étranger. Elles méritent d’être intégrées dans le programme d’enseignement du vietnamien à l’Inalco, chose qui a été mise en place depuis bientôt un an. Conçus comme une spécialisation du cours d’Introduction à la linguistique des langues d’Asie du Sud-Est et Pacifique, créée sur l’initiative de notre regretté collègue Joseph Deth Thach ; et du séminaire Multilinguisme et société en Asie du Sud-Est, les enseignements de linguistique vietnamienne adoptent une démarche résolument contrastive et mettent l’accent sur les variations intra- et inter-dialectales, tout en restant fidèles à leur perspective translinguistique. L’acquisition des compétences langagières repose, de ce point de vue, tant sur l’intériorisation de structures étrangères que sur la prise en conscience des convergences et divergences entre différents systèmes linguistiques et socio-culturels, qu’elles concernent les langues source et cible, ou les idiomes dont la langue étudiée n’est qu’une variété.

Huy-Linh Dao   
Maître de conférences en linguistique générale, vietnamienne et française
Centre de recherches linguistiques sur l'Asie Orientale (CRLAO - UMR 8563, CNRS-EHESS-Inalco)

Notes

[1] Abréviations : 1SG (1ère personne, singulier), 2SG (2e personne, singulier), 3SG (3e personne, singulier), CLF (classificateur), NEG (négation), PART (particule finale).
[2] La double barre oblique représente une césure prosodique et les majuscules des unités accentuées.

Références
  • Dao, H.L. (2020a). « Espace (inter)subjectif entre syntaxe et discours : perspectives asiatiques et regards croisés avec le français », Séminaire de recherche de l'Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur les Aires Culturelles (ERIAC EA 4705) : Fonctionnements linguistiques et intersubjectivité, Université de Rouen Normandie, 3 mars 2020.
  • Dao, H.L. (2020b). « Marquage linguistique de la politesse en vietnamien moderne : entre symbolisme phonétique et pro-drop radical », JE Approche comparative de la politesse linguistique en français et dans des langues et cultures éloignées, Université Paris Nanterre, 24 janvier 2020.
  • Dao, H.L. (2019). « Du lexique au discours : lại entre prédication généralisée et mémoire discursive ». Péninsule : Études interdisciplinaires sur l'Asie du Sud-Est Péninsulaire, 77, 2018 (2), 113-150.
  • Do-Hurinville, D.T. & Dao, H.L. (2018). “Transcategoriality and isolating languages: The case of Vietnamese”. In Sylvie H., Do-Hurinville D.T. & Dao H.L. (eds.), Transcategoriality: A crosslinguistic perspective, Special issue of Cognitive Linguistic Studies 5:1, John Benjamins, 8-38.
  • Corre, E., Do-Hurinville, D.-T. & Dao H. L. (2020). The Expression of Tense, Aspect, Modality and Evidentiality in Albert Camus’s L'Étranger and Its Translations: An empirical study, Coll. Lingvisticae Investigationes Supplementa, 35, John Benjamins. 389 p.
  • Magnen, C., Billières, M. & Gaillard, P. (2005). « Surdité phonologique et catégorisation. Perception des voyelles françaises par les hispanophones ». Revue Parole (33), 9-30.
  • Magnen, C. (2009). Approche dynamique de la perception de la parole : catégorisation de la substance et de la variabilité phonétique par des francophones en langue maternelle et des hispanophones en langue étrangère. Thèse de doctorat, Université de Toulouse.
  • Pan, V. J., Dao, H.L., Choi, J. & Nishio, S. (2018a), “A Comparative Study on Wh-quantification in Chinese, Japanese, Korean and Vietnamese: An Interface Strategy at Morphology-Syntax-Prosody”, XXXIe Journées de Linguistique d'Asie Orientale, Inalco, 28-29 juin 2018.
  • Pan, V. J., Choi, J., Dao, H.L. & Nishio, S. (2018b), “Interface Strategy to wh-quantification: A Comparative Approach”, The 8th international conference on formal linguistics, Hangzhou, Chine, 23-25 novembre 2018.
  • Polivanov, E. (1931). « La perception des sons d’une langue étrangère ». Travaux du Cercle Linguistique de Prague, vol. 4, 79-96.
  • Troubetzkoy, N. S. (1939). « Grundzüge der Phonologie ». Travaux du cercle linguistique de Prague, vol. VII : Prague. (Trad. fr. 1967, Principes de phonologie, Paris : Klincksieck).
Je peux parler 105 langues, et toi ? (en vietnamien)
Je peux parler 105 langues, et toi ? (en vietnamien) © DR‎

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(Traduction : « Je peux parler 105 langues, et toi ? »)