Politique linguistique à l’école dans l’Union de Myanmar : enjeux, défis et perspectives
Ce court article est une synthèse (nécessairement très simplificatrice) de travaux récents, et notamment de deux articles, publiés dans le Oxford Tea Circle en 2018 et en 2019, ainsi que d’un rapport publié par le Konrad Adenauer Stiftung en mars 2020, basé sur un grand nombre d'entretiens et agrémenté d’études de cas.
L’Asie du Sud-Est constitue une région du monde remarquable par sa diversité ethnolinguistique : on estime que de l’ordre de 1 250 langues y sont encore parlées, bien qu’environ la moitié d’entre elles semble menacée à court ou moyen terme.
A la croisée de cette région, du sous-continent indien et du monde chinois, l’Union de Myanmar (Birmanie avant 1989) est un des pays emblématiques de cette hétérogénéité ethnolinguistique. La nomenclature officielle (héritée des recensements coloniaux et aujourd’hui très largement débattue) reconnait 135 groupes autochtones ( တိုင်းရင်းသား ). La langue nationale, le birman, est aujourd’hui maitrisée à divers degrés par la quasi-totalité de la population, mais on estime que de l’ordre de 120 langues sont parlées à travers le pays, et notamment dans les régions montagneuses qui constituent les périphéries du territoire national.
La gestion de cette diversité a constitué une question centrale tout au long de l’histoire politique contemporaine du pays, qui a continuellement été marquée, depuis une indépendance négociée sur des fondements supposément fédéraux en 1948, par des conflits impliquant des dizaines de groupes armés, largement constitués sur des bases « ethniques ».
Vers une évolution de la politique linguistique à l’école
Après plusieurs décennies de dictature militaire (1962-2011) légitimées par le risque de « désintégration » du pays, le Myanmar s’est engagé dans un processus de mutation politique relativement rapide, avec des développements importants en termes de démocratisation et de décentralisation. Dans le cadre de la réforme du système éducatif qui accompagne ce processus, de nombreux experts internationaux et activistes locaux ont recommandé ou réclamé la mise en place d’un système éducatif de type Mother Tongue-Based Education (MTBE), qui impliquerait une transition de la langue d’instruction dans les écoles à travers le pays, de la langue locale vers la langue nationale, au fil du cursus scolaire.
Les arguments en faveur d’une telle politique linguistique à l’école, qui font écho à des priorités définies par des institutions internationales comme l’UNESCO, l’UNICEF et la Banque mondiale, sont de différents ordres. Il s’agit d’abord de contribuer à lutter contre l’« érosion de la diversité linguistique » qui frappe le Myanmar comme le reste du monde. D’un point de vue éducatif ensuite, de nombreux travaux menés à travers le monde montrent qu’une scolarité qui démarre dans la langue maternelle des élèves donne de meilleurs résultats qu’une immersion abrupte dans une langue nationale qui leur est parfois étrangère. Enfin, sur le plan politique, l’inclusion des langues minoritaires dans les écoles publiques du pays doit constituer un symbole fort, contribuant à projeter l’image d’une nation « unie dans la diversité », par contraste avec les accusations de « Birmanisation » formulées depuis des décennies par de nombreuses organisations liées aux minorités ethniques à l’encontre de l’état central.
Complexités géolinguistiques
En pratique cependant, de multiples défis se dressent sur la route d’une telle politique linguistique à l’école. Le processus de décentralisation, lent mais réel, n’est pas nécessairement en mesure d’appréhender de manière satisfaisante la diversité et l’imbrication des populations sur le territoire. Tandis que le choix d’une langue d’instruction unique pour les écoles primaires de chacun des quatorze États et Régions qui composent l’Union de Myanmar apparait tout à fait irréaliste, la situation ne semble guère plus simple aux niveaux inférieurs de l’échelle administrative birmane (districts et townships).
En milieu urbain en particulier, y compris dans les régions largement peuplées par des minorités, l’hétérogénéité des élèves dans une seule école permettrait rarement de décider d’une langue d’instruction autre que le birman, qui est souvent de fait la langue commune des élèves et celle qu’ils maitrisent le mieux. Séparer les élèves pour former des classes linguistiquement homogènes, au nom d’arguments éducatifs et en vertu de conceptions essentialistes de l’ethnicité, apparait pour le moins hasardeux dans un pays qui n’est toujours pas sorti de plus de sept décennies de conflits armés.
Parallèlement à ces questions - et sans même parler des situations spécifiques de groupes qui ne sont pas reconnus comme autochtones tel que les Rohingyas ou les Nepalis - s’accorder sur une liste de langues à enseigner dans les écoles et composer des programmes scolaires dans ces langues n’est pas chose facile. Les minorités qui peuplent l’Union de Myanmar présentent une grande hétérogénéité de situations linguistiques, avec des langues qui se sont plus ou moins standardisées à travers l’histoire. Dans de nombreux cas cependant, la diversité sur le terrain prend la forme d’un continuum de dialectes et d’une multiplicité de traditions écrites dans différents alphabets, liés à une multitude d’endonymes et d’exonymes, qui correspondent à des identités à géométrie variables, imbriquées et disputées. Introduire – en particulier à l’écrit – les langues minoritaires dans l’éducation formelle implique un processus de discrétisation et de standardisation de ce continuum.
Dans un pays où les identités ethniques sont extrêmement politisées (les deux tiers des partis politiques en lice pour les élections de 2020 sont constitués en référence à un ethnonyme) les contradictions philosophiques qui sous-tendent ce processus se traduisent par de multiples controverses. En effet, standardiser les langues minoritaires pour mieux les protéger revient souvent à réduire la diversité… au nom même de la diversité. Se pose alors la question de la légitimité des acteurs qui composent les innombrables comités littéraires et de leurs capacités à s’entendre sur des projets linguistiques et identitaires communs et durables.
Particulièrement incertains sont les avenirs des projets d’« esperantos ethniques », visant à assembler des langues entre lesquelles l’intercompréhension n’est pas toujours possible, de façon à créer des langues correspondant à la mobilisation d’identité ethniques communes (notamment chez les Nagas, les Chins et les Palaungs).
Une politique moins ambitieuse mais sans doute plus réaliste
Dans un tel contexte, la politique linguistique scolaire actuelle, basée sur un texte de loi de 2014, prévoit d’enseigner les langues minoritaires en tant que matières (et non de les utiliser comme langue d’instruction dans laquelle l’intégralité des programmes de primaire seraient rédigés) quelques heures par semaine. En 2019-2020, 64 langues sont ainsi enseignées à travers le pays (voir tableau, carte, vidéos et illustrations ci-dessous).
Vidéos
Enseignement de Shan (Tai Long) dans une école à proximité de Kentun
réalisée par Nicolas Salem-Gervais (11/06/2020 - 0,21 mn)
Enseignement du Mon dans une école à proximité de Mawlamyine
réalisée par Nicolas Salem-Gervais (11/06/2020 - 0,28 mn)
Enseignement du Pa-O dans une école à proximité de Taunggyi
réalisée par Nicolas Salem-Gervais (11/06/2020 - 0,49 mn)
La politique linguistique scolaire en cours de déploiement inclut par ailleurs une série de mesures visant à faire en sorte de former d’avantage d’enseignants issus des minorités, capables d’utiliser ces langues oralement, afin de pouvoir « expliquer » le programme scolaire national rédigé en birman, et ainsi réduire les difficultés auxquels peuvent être confrontés les élèves issus de familles non-birmanophones.
Dans le contexte des multiples, profondes, et parfois dramatiques difficultés liées à la politisation de l’ethnicité au Myanmar (et sans oublier les questions cruciales mais distinctes des systèmes éducatifs liés aux groupes armés d’une part, et des populations qui se voient refuser la citoyenneté birmane de l’autre) cette politique linguistique nous semble relativement bien calibrée pour les années à venir. Elle oblige les acteurs impliqués à négocier entre eux quant à leurs projets linguistiques et identitaires, tout en évitant de faire monter les enjeux de manière prématurée. Bien que sa mise en œuvre soit encore trop récente pour pouvoir évaluer ses résultats, cette politique est susceptible d’avoir des conséquences positives, tant sur les plans éducatif que politique ; elle préfigurera, peut-être, de projets plus ambitieux à moyen et long termes, parallèlement à l’évolution de ces questions en Asie du Sud-Est et à travers le monde.
Nicolas SALEM-GERVAIS
Maître de conférences au sein de la section de birman
Domaines de recherche : processus de construction nationale, éducation, politique linguistique