Plurilinguisme et créativité
On y parlera de créativité surtout lorsqu’il s’agit d’encourager les apprenants à utiliser toute la gamme de leurs ressources sémiotiques et de leurs ressources sociales dans les moments où ils communiquent avec d’autres et produisent un discours.
Quels liens entre apprentissage des langues et créativité ?
Il apparait sans beaucoup de doute aujourd’hui qu’un certain nombre d’enseignants de langues serait d'accord pour dire que l'apprentissage des langues devrait avoir quelque chose à voir avec la « créativité ». Ils seraient sans doute d’accord aussi pour dire d’une part que l’enseignement gagnerait à être plus créatif, que davantage de « textes créatifs » tant en production qu’en compréhension pourraient être suggérés pour enseigner et d’autre part sur ce même continuum que les étudiants devraient être incités à utiliser la langue de façon plus créative. Cette vision est depuis longtemps cultivée par les théoriciens de l’éducation et on en trouve différents exemples d’application dans des concours institutionnel comme celui de la nouvelle plurilingue[1] :
Participez seul au concours pour une nouvelle classique. Mais n'oubliez pas la possibilité de participer au nouveau Prix PERL, avec la création d'une œuvre littéraire numérique ! De manière individuelle ou collective, jouez sur la multimodalité qu’offrent les supports technologiques pour écrire entre les langues en réalisant une œuvre numérique.
Dans cette incitation, les dimensions sociales, le jeu, le concours en lui-même ainsi que l’apport des technologies numériques y sont soulignés car ces trois dimensions invitent la créativité à travers une écriture entre les langues qui mettent de fait, en jeu les multilittératies et la multimodalité.
Mais ce qui manque parfois dans les discussions sur la créativité et l’enseignement-apprentissage des langues, c’est une réflexion sur ce que signifie réellement être un utilisateur créatif des langues en dehors de tout support ou média utilisés dans ce but. En effet, un usage créatif des langues ne peut ni être totalement fondé sur l’usage de telle ou telle nouvelle technologie à la mode et éphémère car cela reviendrait à créer des produits rapidement dépassés tant un nouvel outil en chasse rapidement un autre. L’apport des technologies et des outils des réseaux sociaux soutiennent les épistémologies translangagières surtout lorsqu’ils encouragent des utilisateurs à articuler différents systèmes d’écriture avec des formes graphiques de communication dans des actes de communication et selon des modalités sophistiquées.
La créativité est ainsi parfois éloignée de situations réelles dans lesquelles se déroulent concrètement les enseignements et les apprentissages des langues. Or il est aussi fondamental d’aborder dans des discussions sur la créativité, le « désordre » de la plupart des situations dans lesquelles les individus essaient d'apprendre une langue, le « désordre » de la créativité en elle-même et le « désordre » de toute l'activité de la langue elle-même (Jones, 2018). Désordre que les situations d’apprentissage formel tentent parfois d’ordonner dans les curricula en séparant les espaces entre les langues. Ce que nous rappelle à cet effet les recherches qui s’intéressent à la créativité langagière selon Jones (2018) c’est que « la plupart des considérations sur la créativité dans l'apprentissage et l'enseignement des langues ont eu lieu dans le cadre d'idéologies monolingues dominantes qui considèrent les langues comme des codes discrets et abstraits, séparés les uns des autres et des contextes sociaux désordonnés dans lesquels ils sont utilisés ».
On peut donc se demander plus précisément quel rôle la créativité peut-elle jouer dans l’enseignement et l’apprentissage des langues aujourd’hui y compris dans les classes de langues et ce indépendamment des outils ou des médias mobilisés. En résumé, on retiendra surtout que la créativité a quelque chose à voir avec le désordre et que le « désordre créatif » est peut-être l’une des conditions fondamentales pour la production langagière et la production de discours.
Un tel désordre créatif pourrait ainsi instaurer la capacité de se connaître et de développer entre autres un sens de soi en se centrant davantage sur les processus que sur les résultats.
Quelle place accorder à la créativité dans les classes de langues ?
Ce que l’on constate sur la place à accorder à la créativité dans les classes de langues revient donc à envisager la manière dont sont comprises la langue et ses répercussions sur les identités des apprenants. Cela permet de s’échapper d’éventuelles idéologies dominantes qui considèrent les langues comme séparées les unes des autres et de prendre en compte les contextes sociaux « désordonnés » dans lesquels elles sont utilisées.
C’est notamment ce que proposent les conclusions du programme de recherche mené pendant quatre ans par l’université d’Oxford et intitulé « creative multilinguism ». Explorant les liens entre la créativité et les langues, on y retrouve une définition de la créativité langagière qui implique de ne pas reproduire une langue mais de (re)créer, de (re)façonner, de (re)contextualiser les ressources langagières et culturelles des apprenants. Dans cet extrait d’une courte histoire rédigée par un apprenant de français, des parties de phrases telles que « à la lente allure réfléchie » sont reprises, séparées par la ponctuation tandis que des adjectifs comme « capée » traduits de l’anglais ou des mots tels que « decrescendo » sont délibérément introduits pour produire du sens :
Cet extrait indique de quelle manière des apprenants peuvent se saisir d’un espace en classe de langue pour s’exprimer et aligner une gamme de ressources issue de leur répertoire langagier afin de répondre à des conventions et des contraintes.
Le bilan du programme « Creative multilinguism » propose en complément des ressources[2] qui soutiennent les enseignants qui souhaitent accorder une place privilégiée à une pédagogie créative. Il invite en parallèle à imaginer à quoi ressemble la créativité dans l’enseignement et l’apprentissage des langues lorsque les enseignants et les apprenants commencent à décloisonner les langues. Une telle ouverture engendre une forme de contrôle qui amène les apprenants à gérer les codes disponibles puisque les langues ne sont ni utilisées avec la même fréquence ni pour les mêmes besoins mais en ayant recours de manière pertinente à la totalité des ressources langagières.
Accorder une place centrale à la créativité dans les classes de langues invite surtout à réfléchir à la manière dont les idées sur l’apprentissage des langues pourraient changer si l’on traitait la créativité comme si elle était réellement importante, comme si elle était plus qu'un moyen de rendre une leçon de grammaire moins ennuyeuse, de mettre en relief une remarque inattendue d’un étudiant ou même de tendre sans s’en rendre compte, sous prétexte d’efficacité, vers une réduction de la légitimité des identités et leur accorder des valeurs figées.
Agencer la créativité dans les approches pédagogiques suscite l’engagement des apprenants en leur donnant le pouvoir de créer eux-mêmes, par la variété des tâches qui en découle ; de les maintenir vigilants dans l’attente de ce qui leur est ensuite réservé.
Ajoutons enfin que les appels lancés pour un enseignement « créatif » des langues sont clairement marqués par les études sur le bilinguisme : la pensée créative et la mobilité conceptuelle sont davantage prononcées lorsque le cerveau est sollicité selon des modalités différentes, ce qui a de nombreuses retombées positives sur l’apprentissage dans des domaines autres que celui des langues.
Créativité et plurilinguisme
Les liens entre créativité et plurilinguisme peuvent donc être envisagées selon la manière dont les locuteurs plurilingues sont capables de tirer parti de leur créativité linguistique et sémiotique en allant au-delà d’éventuelles restrictions ou normes imposées par une dénomination nationale des langues. Cette vision de la créativité va aussi au-delà d’une idée de compétence en langue complète ou partielle. Elle considère les locuteurs plurilingues comme des créateurs de sens capables d’utiliser l’ensemble de leur répertoire langagier et sémiotique pour produire du sens[3].
En effet, une sensibilité contrastive permet une sensibilité aux différences interlinguales, elle est épi ou métalinguistique. Comme l’alternance codique est directement liée aux contextes sociaux et culturels, elle va donc de pair avec la multimodalité et les multilittératies.
Ainsi, une telle perception des liens intrinsèques entre créativité, plurilinguisme et entrelacement des langues[4] permet dans les classes de langues de/d’ :
- Élargir le choix des locuteurs sur les usages des langues.
- Remettre en question la forme.
- Encourager le mélange des codes y compris à l’écrit.
- Aider les apprenants à créer du sens.
- Inclure tous les locuteurs.
- Porter la langue au-delà des textes oraux et écrits.
- Donner aux enseignants une évaluation plus holistique.
Il s’agit, de cette manière, d’encourager le plurilinguisme par la créativité en favorisant la flexibilité, la résolution de problèmes, l’activité métalangagière et les relations entre les personnes. Les gains de la créativité se font dans les interactions et au cœur même de la vie des individus plurilingues sans pour autant limiter un développement de la créativité au seul gain cognitif.
Quelle aide pour anticiper des problèmes linguistiques et culturels ?
Il est clair que les conceptions qu’entretiennent les apprenants et les enseignants vis à vis des langues ont une influence sur la manière dont ils répondront de manière « créative » à certains défis de communication et de production langagière. Afin d’anticiper certaines problématiques langagières et culturelles et y répondre, on peut aussi utiliser des grilles afin de réfléchir à l’usage de la et/ou des langues les plus adaptées lors de différentes phases d’un cours[5] :
Chaque phase peut ainsi aisément ouvrir des espaces translangagiers pour la créativité et la production d’un discours réfléchi.
Quelques réflexions finales sur l’enseignement dit « créatif »
Comme on a pu le voir avec ce bref passage en revue, on peut retenir que l’un des enjeux pour le domaine de l’enseignement-apprentissage des langues aujourd’hui est avant tout d’encourager les enseignants et les futurs enseignants à promouvoir le plurilinguisme et la créativité. Cela permet, par effet de ricochet, de faire la promotion des langues enseignées et non enseignées comme de leur usage. D’un point de vue pédagogique, il s’agit, non pas de se demander comment mettre en œuvre une pédagogie plus créative, mais plutôt de voir de quelle manière un enseignement peut encourager la créativité des apprenants. L’un des objectifs pour la formation des futurs enseignants est de renforcer leur confiance dans la mise en œuvre et la réalisation de travaux créatifs dans les classes de langues et ce afin de sensibiliser les apprenants à la dimension créative des langues et de fait d’encourager un enthousiasme pour l’apprentissage des langues.
C’est de cette façon que, de la conception de la créativité, découle la manière dont les apprenants pourront à leur tour utiliser toute la gamme de leurs ressources sémiotiques et sociales lorsqu’ils communiquent et produisent un discours.
Christelle HOPPE, associée de PLIDAM & chargée de cours de la filière DDL, Inalco – enseignante de FLE à l’université de Nantes.
Références
Edwards, J., Mohammed, N., Nunn, C., & Gray, P. (2020). Mother tongue other tongue: nine years of creative multilingualism in practice. English in Education, 1-13.
Fürst, G., & Grin, F. (2018). Multilingualism and creativity: a multivariate approach. Journal of Multilingual and Multicultural Development, 39(4), 341-355.
García, O., & Wei, L. (2014). Translanguaging and education. In Translanguaging: Language, bilingualism and education (pp. 63-77). Palgrave Pivot, London.
García, O., Johnson, S. I., Seltzer, K., & Valdés, G. (2017). The translanguaging classroom: Leveraging student bilingualism for learning. Philadelphia, PA: Caslon.
Jones, R. H., & Richards, J. C. (2015). Creativity and language teaching. In Creativity in language teaching (pp. 3-15). Routledge.
Kohl, K., Dudrah, R., Gosler, A., Graham, S., Maiden, M., Ouyang, W. C., & Reynolds, M. (2020). Creative multilingualism: A manifesto (p. 334). Open Book Publishers.
Notes
[1] Page institutionnelle : http://www.inalco.fr/actualite/2e-edition-concours-inalco-nouvelle-plur…
[2] Les ressources peuvent être consultées sur le site : https://www.creativeml.ox.ac.uk/french-creative-teaching-resources
[3] Cette synthèse reprend très largement la vision d’un espace dit « translangagier » de Ofela Garcia et Li Wei.
[4] Ce type de pédagogie entre dans le cadre des approches plurielles et plus particulièrement les approches pédagogiques dites translangagières.
[5] Ce tableau reprend les propositions du site de l’Institut Français : https://sites.google.com/institutfrancais.it/le-francais-de-l-histoire/