Mosaïques juives à Paris
Au cours du XIXe siècle, des juifs venus notamment d'Allemagne s'installent en France, surtout à Paris. Il s’agit, pour beaucoup, d’intellectuels — comme Heinrich Heine (Espagne 1996) —, d’artistes — telle la comédienne Rachel ou les musiciens Giacomo Meyerbeer et Jacques Offenbach —, d’hommes d’affaires et de banquiers — James de Rothschild par exemple.
Mouvements depuis la fin du XIXe siècle
C'est surtout à partir du début des années 1880, à la suite des pogromes qui ensanglantent les communautés juives de l'Empire russe après l'assassinat du tsar Alexandre II et du sévère durcissement de la législation antisémite, que se développe un important mouvement migratoire juif. Les nouveaux venus sont originaires de diverses régions de l’Empire, majoritairement de la Zone de Résidence[1].
Les États-Unis sont la destination privilégiée par ces migrants qui y voient un véritable Eldorado (Diner 2006. Ousset-Krief 2009). L'Allemagne et la Grande-Bretagne constituent les principaux pôles d’attraction en Europe occidentale, tandis que la Palestine attire des groupes numériquement modestes d’« Amants de Sion » (Delmaire 2019).
Pour beaucoup, la France apparaît plutôt comme une escale mais certains décident finalement de rester dans le pays qu’ils considèrent comme la « patrie des droits de l'homme », premier pays à avoir accordé aux Juifs l'égalité civique en 1791. Pourtant, la société française ne porte pas toujours un regard bienveillant sur ces immigrés qui la surprennent voire l’inquiètent par leur altérité linguistique, vestimentaire, culturelle — comme en témoigne la Une du supplément illustré du Petit Journal en 1892. Nettement moins nombreux et plus rapidement acculturés, les étudiants venus poursuivre leur cursus universitaire en France pour échapper au numerus clausus en vigueur dans l’Empire russe attirent moins l’attention (Gouzevitch 2002).
Le mouvement migratoire juif se poursuit au début du XXe siècle, pour des raisons à la fois économiques et idéologiques. Le pogrome de Kichinev en 1903 et la révolution avortée de 1905 l’accélèrent. La fin de la Première Guerre mondiale, qui s’accompagne d’un bouleversement de la carte de l’Europe et de la démographie juive, lui donne encore un nouvel essor. La plupart des nouveaux venus arrivent désormais des anciennes provinces polonaises de l'Empire, regroupées au sein de la Deuxième République de Pologne. La plupart d'entre eux s'installent à Paris, d'autres préfèrent résider dans l’Est de la France (Gousseff 2001). Il en va de même pour les migrants juifs qui fuient la politique discriminatoire de la Roumanie.
On est très loin, cependant, de l’« invasion juive » dénoncée par certains courants xénophobes et antisémites : entre 1881 et 1925, 100 000 juifs de l’Est européen s’installent en France alors que plus de deux millions optent pour les États-Unis avant que l’Immigration Act de 1924 instaure des quotas et les oblige à choisir d’autres destinations — dont la France où, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les juifs immigrés sont plus nombreux que les israélites de vieille ascendance française.
La situation de Paris. Le quartier Saint-Gervais
Il n'existe pas à proprement parler de « quartier(s) juif(s) » à Paris. Néanmoins certains arrondissements de la capitale se caractérisent par une importante population juive ainsi que par la présence de commerces spécifiques — commerces de bouche casher et magasins d’objets cultuels en particulier —, de cafés, d'établissements religieux et culturels qui sont autant de lieux de sociabilité pour les nouveaux arrivants. Le yiddish est la langue commune.
On peut évoquer d'abord le quartier Saint-Gervais dans le Marais (Benain 2005) délimité par la rue des Franc-Bourgeois au Nord, le quai de l'Hôtel-de-Ville au Sud, la rue des Archives à l’Ouest, la rue Saint-Paul et la rue de Turenne à l’Est. Au centre de ce périmètre, le Pletzl (petite place en yiddish) dont la rue des Rosiers constitue l'artère emblématique[2].
On y trouve, outre des logements exigus et souvent insalubres, des hôtels meublés où habitent au moins pendant quelques mois les pères de famille venus en éclaireurs avant d’organiser le voyage de leurs épouse et enfants, ainsi que des petits oratoires fondés par des juifs immigrés afin d'échapper à la tutelle du Consistoire israélite de France[3] qui leur paraît trop acculturé et « pas assez juif ». Les enfants fréquentent l'école publique de la rue des Hospitalières-Saint-Gervais, et suivent en complément un enseignement religieux.
Le niveau de vie de ces juifs immigrés est modeste voire misérable, l’activité souvent circonscrite aux « métiers juifs » traditionnels : la confection, la fourrure, la cordonnerie, la maroquinerie... Les ateliers sont fréquemment installés dans les logements et nombreux sont ceux qui ont le statut précaire de façonniers et subissent durement la morte-saison (Green 1985 ; Weinberg 1974).
Les habitants non juifs restent nombreux dans le quartier et on y relève également la présence de juifs d'Algérie, notamment rue François-Miron où certains ont ouvert des cafés restaurants. Rappelons que depuis la promulgation du décret Crémieux en 1870, les juifs d’Algérie ont la citoyenneté française.
Le quartier de Belleville
Un deuxième quartier d'immigration est celui de Belleville où les juifs de l'Est européen côtoient d'autres minorités — des Italiens, des Grecs, des Arméniens (Cavanna 1980 ; Lépidis 1980). Y résident de nombreux ouvriers juifs, souvent plus politisés et moins pieux que ceux du Marais. Ils s’organisent en sections syndicales, déclenchent des grèves, expriment leur solidarité avec les juifs allemands déjà mis au ban de la société du « Reich[4] », font des collectes en faveur de la République espagnole. Ils n’adhèrent pas à la définition strictement religieuse de la judéité telle que l’a fixée l’Émancipation, lui préférant souvent une définition nationale développée autour du « peuple juif ».
Nombreux sont ceux qui se rassemblent dans des associations d’originaires (Landsmannschaften), en fonction de leur ville ou bourgade d’origine, ou encore de leurs métiers. Ils achètent des caveaux collectifs pour assurer à leurs adhérents des obsèques et une sépulture conformes à la tradition juive (en particulier au cimetière de Bagneux[5]), organisent des fêtes et des bals, mettent en place des bibliothèques et des universités populaires. Les journaux d’obédiences très diverses — communistes, bundistes[6], sionistes… — fleurissent. Les spectacles du théâtre yiddish de Paris suscitent l’enthousiasme (et parfois la critique) des spectateurs.
Paris : République, Bastille et le 11e arrondissement
Autres quartiers à forte population juive : autour de la place de la République (Grynberg 2007) — tout se vend et s’achète au Carreau du Temple. Et la rue du faubourg Saint-Antoine, qui rassemble les travailleurs du meuble.
Une autre composante de la population juive immigrée établie à Paris dans l’entre-deux-guerres est celle des juifs de l'ancien Empire ottoman démantelé après la fin de la Première Guerre mondiale, poussés au départ par l’expansion du nationalisme turc accompagné des rigueurs extrêmes du service militaire, et suite au grave incendie qui a ravagé le quartier juif de Salonique en 1917. Ces nouveaux venus s'installent surtout dans le 11e arrondissement de Paris, rue de la Roquette, rue Popincourt, rue Sedaine...
Beaucoup travaillent eux aussi dans la confection et dans le commerce en gros du linge de maison. Leur langue vernaculaire est le judéo-espagnol. Le nom de certains cafés évoque la terre d’origine, tel « Le Bosphore » sis rue de la Roquette (Benveniste 2000 ; de Tolédo 2019).
Il faut citer également la présence des jeunes artistes juifs russo-polonais immigrés en France, qui ont largement participé à la création et au rayonnement de l'École de Paris. Parmi les plus célèbres : Marc Chagall, Moïse Kisling, Jules Pascin, Chaïm Soutine (Nieszawer 2000). … On peut ajouter le nom d’Amedeo Modigliani dont la famille est originaire de Livourne. La Ruche, dans le quartier Montparnasse, et le Bateau Lavoir à Montmartre en constituent les centres névralgiques.
Majoritairement juifs, les réfugiés venus d'Allemagne à partir de 1933, de Sarre en 1935 ou d'Autriche après l'annexion de 1938, ne paraissent pas s'être établis dans des quartiers spécifiques de la capitale. On note cependant la présence d'étudiants et d’intellectuels dans plusieurs petits hôtels meublés du Quartier-latin (Palmier 1987 ; Linsler 2010). Il existe aussi des lieux d'accueil pour les plus précaires, ainsi celui de Chelles[7] pour les réfugiés d'Autriche.
Les années d’Occupation et l’Après-guerre
Comme cela avait été le cas lors de la Première Guerre mondiale, de nombreux juifs étrangers s’engagent volontairement en 1939 pour défendre leur patrie d’adoption. Les pertes dans leurs rangs sont importantes, d’autres sont faits prisonniers de guerre — ce qui, paradoxalement, leur sauvera généralement la vie.
Le piège se referme sur celles et ceux qui sont restés dans la capitale, le plus souvent faute de moyens financiers pour franchir clandestinement la ligne de démarcation en rémunérant un passeur et de réseau de sociabilité susceptible de les aider voire de les cacher. Pour ceux qui maîtrisent mal le français, il y a encore moins d’échappatoire possible. Les juifs immigrés sont les victimes les plus durement touchées par les rafles organisées à partir du printemps 1941 par les forces d’occupation allemandes efficacement secondées par le gouvernement de Vichy. Les femmes et les enfants sont eux aussi arrêtés à partir de la rafle du Vél’ d’Hiv’ du 16 juillet 1942. Dans les quartiers où vit une importante population juive, des immeubles entiers se vident. Les convois de déportation partent « vers l’Est » en direction des centres d’extermination établis en Pologne.
À la Libération, difficile pour les survivants de participer à la liesse générale. Ils doivent non seulement tenter de se reconstruire après des deuils insurmontables, mais également « reprendre pied » dans la vie quotidienne pour récupérer leurs appartements, ateliers et boutiques spoliés pendant l’Occupation[8]. La politique de « réparation » prendra souvent plusieurs années et sera finalement jugée assez incomplète pour que les autorités françaises ouvrent une ère nouvelle en 1999, avec la création de la CIVS — Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations du fait des législations antisémites — (Grynberg 2020).
Nouveaux flux de la décolonisation
Période de la décolonisation, la deuxième moitié des années 1950 et le début des années 1960 correspondent à l’arrivée d’une nouvelle population juive venue d’Afrique du Nord, de Tunisie et d’Algérie en particulier. Citoyens français et souvent déjà bien acculturés, les juifs d’Algérie s’installent en particulier à Marseille et en divers quartiers de Paris. Les juifs de Tunisie se regroupent davantage dans certains quartiers de la capitale — notamment à Belleville (Simon & Tapia 1998), traditionnel quartier d’accueil de primo-arrivants —, dans le XIXe arrondissement ou dans des banlieues comme Sarcelles ou Créteil. Souvent traditionalistes et porteurs d’une histoire bien différente de celle de leurs coreligionnaires européens, ils assument une visibilité décomplexée, à travers des commerces, des écoles confessionnelles, des associations d’entraide.
Mosaïque actuelle
Au fur et à mesure de leur ascension sociale, les « Tunes » ont quitté Belleville pour s’établir dans d’autres quartiers parisiens. Des immigrés africains et asiatiques ont pris la relève.
Depuis quelques années, le quartier a été largement rénové et cette gentrification attire des habitants plus aisés (da Rocha Pitta 2007).
Même si Saint-Gervais demeure un « quartier juif » dans l’imaginaire collectif — voire un « ghetto » pour les amateurs de formules réductrices —, la réalité est tout autre. Les immeubles des rues des Rosiers, des Franc-Bourgeois, des Archives… ont été restaurés et la population s’est « boboïsée ». Une clientèle nouvelle se presse dans les nouveaux magasins de vêtements à la mode, plutôt onéreux, les boutiques gay friendly fleurissent rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, rue Vieille-du-Temple…
Perdurent néanmoins certains commerces devenus au fil des décennies des symboles quasi iconiques, ainsi des boulangeries-pâtisseries Finkelsztajn et Korcarz. Le vendredi, les acheteurs des mets du Shabbat y affluent et à la veille des fêtes, les nostalgiques des traditions gastronomiques viennent y faire leurs courses en famille. La « petite madeleine » a un goût de strudel[9] (Brody 2002)… Des commerces juifs d’Afrique du Nord scandent l’évolution démographique des juifs en France, tandis que le falafel[10] israélien fait l’objet, tout le long de la rue des Rosiers, de surenchères auto-glorificatrices de la part des différents tenanciers et cuisiniers…
Au-delà de l’anecdote alimentaire, il importe de relever que les juifs installés sur le sol français, de longue date ou depuis peu et quelle que soit leur terre d’origine, constituent un groupe fragmenté, hétérogène — sur le plan socio-culturel, religieux, dans sa définition même de l’être-juif —, traversé par des dissensions et des clivages. Est-il cependant uni dans le sentiment d’une commune appartenance, même diffuse ? Cette question ne se pose sans doute pas seulement pour la Diaspora juive…
Anne Grynberg
Professeure des universités émérite en histoire contemporaine
Références bibliographiques
Benain, Aline. 2005. « Le Pletzl, tentative de définition d’un espace yiddishophone parisien » in Azéma, Jean-Pierre (dir.). Vivre et survivre dans le Marais, du Moyen Âge à nos jours. Paris, Le Manuscrit.
Benveniste, Annie. 2000. Le Bosphore à La Roquette. La communauté judéo-espagnole à Paris, 1914-1940. Paris : L’Harmattan.
Brody, Jeanne. 2002. Rue des Rosiers, une manière d’être juif. Paris : Autrement.
Cavanna, François. 1980. Les Ritals, Paris : le Livre de poche.
Delmaire, Jean-Marie. 2019. « De Jaffa jusqu'en Galilée. Les premiers pionniers juifs (1882/1904) », Les Savoirs mieux, 5. Lille : Presses Universitaires du Septentrion.
Diner, Hasia. 2006. The Jews in the United States, 1644 to 2000. Berkeley & Los Angeles : University of California Press.
Espagne, Michel. 1996. Les Juifs allemands de Paris à l'époque de Heine. La translation ashkénaze. Paris: PUF.
Gousseff, Catherine. 2001. « Les Juifs russes en France. Profil et évolution d’une collectivité », Archives juives, 34, Paris : Les Belles Lettres.
Gouzevitch, Irina & Gouzevitch, Dimitri. 2002. « Étudiants, savants et ingénieurs juifs originaires de l’Empire russe en France, 1860-1940 », Archives juives, 35. Paris : Les Belles Lettres.
Green, Nancy. 1985. Les Travailleurs immigrés juifs à la Belle Époque. Le Pletzl de Paris. Paris : Fayard.
Grynberg, Anne. 2007. « Être juif près de la République » in Badie, Bertrand & Deloye, Yves (dir.). Le Temps de l’État. Mélanges en l’honneur de Pierre Birnbaum. Paris : Fayard.
Id. 2020 [à paraître]. « Après plus de soixante ans… Activités et bilan provisoire de la CIVS, 1999-2019 », Perspectives. Jérusalem, Hebrew University Press.
Lépidis, Clément. 1980. Belleville au cœur. Paris : Le Cercle de la Librairie / Fenixx.
Linsler, Johanna. 2010. « Les Réfugiés juifs en provenance du Reich allemand en France dans les années 30 », in Zytnicki, Colette (dir.). Terre d’exil, terre d’asile. Paris : L’Éclat.
Nieszawer, Nadine. 2000. Les Peintres juifs de l’École de Paris. Paris : Denoël.
Ousset-Krief, Annie. 2009. Les Juifs d'Europe orientale aux États-Unis, 1880-1905. Yidn ale brider – Immigration et solidarité. Paris : L’Harmattan.
Palmier, Jean-Michel. 1987. Weimar en exil, vol. 1 : Exil en Europe. Paris : Payot.
Rocha-Pitta, Tania da. 2007. « Belleville, un quartier divers », Sociétés, 97.
Simon, Patrick & Tapia, Claude. 1998. Le Belleville des Juifs tunisiens. Paris : Autrement.
Tolédo, Alain de (dir.). 2019. Mémorial des Judéo-Espagnols déportés de France. Paris : Muestros Dezapearisedos.
Weinberg, David. 1974. Les Juifs à Paris de 1933 à 1939. Paris : Calmann-Lévy.
Notes
[1] Instituée par Catherine II en 1791 afin de limiter la libre circulation des juifs à travers l’Empire, la Zone de Résidence connaît quelques changements au fil des décennies mais s’étend en gros de Bialystok, Brest-Litovsk et Vilna jusqu’à Kiev.
[2] On lira avec profit et grand plaisir les nouvelles de Cyrille Fleischmann, en particulier sa trilogie Rendez-vous au métro Saint-Paul (Le Dilettante).
[3] Institution créée en 1808 par Napoléon afin de coordonner — et contrôler — l’organisation du culte.
[4] Reich = Empire. Les nazis ont adopté le terme « Troisième Reich » pour désigner l’Allemagne à partir de leur accession au pouvoir en 1933, en référence au Deutsches Reich fondé en 1871.
[5] Au Sud de Paris, dans les Hauts-de-Seine.
[6] Le Bund est un parti ouvrier juif et universaliste créé en 1897 à Vilna.
[7] A l'Est de Paris, en Seine-et-Marne.
[8] Sur le cas spécifique de l’ilôt 16 dans Le Marais, on se reportera aux travaux d’Isabelle Backouche et Sarah Gensburger.
[9] Gâteau traditionnel d’Europe de l’Est, le plus souvent fourré aux pommes.
[10] Très répandu à travers le Moyen-Orient, le falafel est constitué de boulettes de pois chiches ou de fèves frites dans l'huile et mélangées à de la pâte de sésame et de crudités. Il se mange à l’intérieur d’une pita, pain plat de forme ronde pouvant être ouvert et fourré de différents aliments.