Malayophonie, intelligibilité mutuelle et intercompréhension. Nouvelles pistes de recherches sociolinguistiques sur l’Asie du Sud-Est

Au cours des dernières années, l’intégration de la région Asie du Sud-Est a été croissante, non seulement au plan institutionnel, mais aussi en termes de mobilité humaine et d’échange de biens. Qu’en est-il sur le plan linguistique ?

Intégration régionale en Asie du Sud-Est et ressources linguistiques

Au cours des dernières années, l’intégration de la région Asie du Sud-Est a été croissante, non seulement au plan institutionnel (ASEAN - Association des nations de l'Asie du Sud-Est), mais aussi en termes de mobilité humaine (touristes, travailleurs migrants légaux ou non) et d’échange de biens.

Du point de vue linguistique, cette intégration passe avant tout par l’emploi et la diffusion plus large d’une langue, exogène mais internationale et considérée comme neutre, l’anglais. Pourtant, la région dispose de ressources linguistiques propres, de langues, parmi lesquelles deux groupes remarquables car transnationaux : le thaï-lao et le malais. Ce dernier, massif, réunit quatre pays de la région dont les deux principales langues nationales sont deux variantes proches, le malais du Brunei, de Singapour et de la Malaisie (dans ce dernier pays sous le nom de « malaisien ») et celui d’Indonésie (« indonésien »), et qui comptent 306 millions de locuteurs[1], soit 45 % de la population sud-est asiatique. C’est ce que j’appelle la « malayophonie ».

Si, l’anglais mis à part, il est illusoire d’envisager une intégration linguistique couvrant la totalité de la région, ces langues transnationales permettent de définir deux sous-ensembles linguistiques où la circulation des personnes et de produits culturels à fort contenu linguistique tels que programmes télévisuels, films, chansons, se trouve grandement facilitée.

Rapportée à ce cadre et pour se borner au malais, la question de l’intelligibilité mutuelle entre les deux principales variantes standard que sont malaisien et indonésien, n’intéresse pas seulement, loin s’en faut, les activités d’une coopération linguistique indon-malaisienne. À cette « malayophonie institutionnelle » s’ajoute une « malayophonie réelle », celle des migrants (au moins un million d’Indonésiens légaux en Malaisie en 2014) et des touristes (2,5 millions de Malaisiens en Indonésie en 2018), sans oublier les produits culturels mentionnés ci-dessus, et qui tous usent d’un malais, sous sa forme standard ou non. Elle intéresse enfin la question de la formation en indonésien-malaisien qu’assurent l’Inalco et d’autres établissements.

Intelligibilité mutuelle et intercompréhension

L’« intelligibilité mutuelle »[2] et l’« intercompréhension »[3] entre les malais sont l’objet même d’un projet de recherche engagé dès 2017 et repris au second semestre 2019[4]. Cette question n’a encore suscité guère d’intérêt de la part des sociolinguistes travaillant sur les malais, alors même que ce champ d’études, né au cours des années 1960 connaît un grand dynamisme depuis une vingtaine d’années, quoique, surtout pour les langues germaniques.
Ce peu d’enthousiasme reflète très exactement les préoccupations nationales des (socio-)linguistes des pays concernés, tout comme l’état de la malayophonie institutionnelle et de la coopération linguistique entre Indonésiens, Malaisiens et Brunéiens au sein d’un organisme commun (MABBIM - Majlis Bahasa Brunei-Indonesia-Malaysia - "Language Council of Brunei-Indonesia-Malaysia" [5]) : après le succès initial d’une orthographe latine commune (1972), cette coopération s’est perdue dans les longs méandres d’une politique d’harmonisation terminologique aujourd’hui moribonde et aux résultats peu convaincants[6].

À dire vrai, l’indifférence des Malaisiens à l’égard de la langue nationale de leurs voisins indonésiens et vice-versa est si grande, que le seul fait d’être parvenu à associer à cette recherche des partenaires malaisiens (Universiti Malaysia), brunéiens (Universiti Brunei Darussalam) et indonésiens (Universitas Indonesia) a été une réussite en soi, confirmée par les terrains d’enquêtes menés ensuite en Malaisie puis au Brunei, ceux d’Indonésie ayant été reportés à 2020 en raison de la crise sanitaire. Quoique surmontée, cette indifférence n’en annonce pas moins une difficulté à venir pour l’analyse des résulats : la rareté des chercheurs ayant une égale maîtrise des deux standards.

Que mesurer et comment ?

À défaut de travaux autres qu’exploratoires mais se fondant souvent sur la seule intuition, les linguistes, grammairiens et dialectologues considèrent que l’intelligibilité mutuelle des malais est bonne dans certains cas, mauvaise ou nulle dans d’autres… Les rares évaluations scientifiques réalisées reposent principalement sur des bases lexico-statistiques et des tests lexicaux[7], qui ne disent pas grand-chose de la réalité de cette intelligibilité mutuelle et laissent totalement de côté la question des usages, en particulier en intercompréhension. L’attitude des locuteurs eux-mêmes est souvent ambiguë, tout en reconnaissant généralement que lorsqu’on échange avec un locuteur voisin, « en gros, le message passe ». Cela étant, il est clair que les représentations, fruit d’histoires et de situations sociolinguistiques très différentes, de politiques linguistiques et identitaires strictement nationales[8], reflétées par l’emploi de glottonymes différents, conduisent les locuteurs à oublier le socle commun de la langue et à exacerber les différences. Cependant, il ne faut pas négliger les facteurs purement linguistiques, parmi lesquels les interactions entre langues régionales et langues nationales et la variation dialectacle du malais propre à chaque ensemble national jouent un rôle non négligeable. Pour ne donner que deux exemples, les locuteurs malaisiens peinent à comprendre le jakartanais (dialecte sous-standard de l’indonésien) et les nombreux emprunts de l’indonésien au javanais leur sont aussi étrangers que le serait le bas-breton à un francophone de Wallonie.

Le présent projet vise précisément à dépasser le champ des seules représentations en commençant par une mesure de l’intelligibilité mutuelle entre les malais standards et par la détermination des facteurs de cette intelligibilité. Pour cela, deux séries d’enquêtes ont été définies (tests d’opinion et tests de compréhension, assortis d’entretiens individuels) dans chacun des pays partenaires, l’emploi de tests croisés devant permettre d’établir la symétrie ou asymétrie de l’intelligibilité. Les populations testées sont constituées d’étudiants de première année du premier cycle du supérieur (programmes de type licence et BTS), pour des raisons pratiques (logistique, disponibilité d’un public captif), mais aussi parce que ces étudiants ont été peu exposés à la variante voisine, si ce n’est par de courts séjours ou par les produits culturels qui circulent entre les pays de la malayophonie. C’est d’ailleurs généralement ce profil ou un profil proche auquel recourent les enquêtes menées en Europe. Les résultats collectés en Malaisie et au Brunei auprès de 160 étudiants sont en cours d’exploitation.

L’étude de l’intercompréhension et donc des pratiques langagières, essentiellement des touristes malaisiens en Indonésie et des travailleurs migrants indonésiens dans les autres pays malayophones, reste à définir plus avant. Beaucoup plus délicate[9] et fondée sur une approche qualitative, elle devra recourir à d’autres dispositif d’enquêtes, très localisés, et d’autres chercheurs que ceux qui participent actuellement au projet. Il y a là un beau thème de recherches doctorales, aujourd’hui inexploré.

De la traduction à la didactique

J’ai évoqué plus haut les produits culturels d’expression malaise – nombreux, très populaires – circulant entre les pays de la malayophonie et dont les enquêtes rendent compte indirectement. Soap operas indonésiens et films d’animation malaisiens, généralement diffusés en version sous-titrée, romans populaires traduits (plutôt rares), chansons de variétés (jamais traduites), productions télévisuelles ou cinématographiques communes bidialectales (en voie d’émergence), tout cela forme un corpus qui ne demande qu’à être exploité sous différents aspects et dans différentes disciplines connexes ou non, de la traduction intralinguistique aux politiques audiovisuelles, sans oublier le problème central des représentations.

Ultime volet de la question, l’enseignement des différentes variantes du malais au sein d’institutions d’enseignement supérieur hors des pays malayophones ; en effet, sans surprise, pour chacun de ces pays seul le standard national a droit de cité dans les programmes de formation en langue pour locuteurs non natifs. Ici plus qu’ailleurs, le chercheur étranger se heurte à l’indifférence locale, car l’« indonésien pour étrangers » (Bahasa Indonesia untuk Penutur Asing, BIPA) est avant tout un projet politique, tout comme l’est son équivalent malaisien. Ce volet intéresse donc au premier chef l’Inalco et ses homologues d’Europe et d’ailleurs : quels objectifs, quels outils, quelle pédagogie adopter ? Tout cela a déjà été esquissé[10], mais reste aussi à concrétiser.

Jérôme Samuel  
Professeur des universités en langue et littérature malaise
Membre du centre Asie du Sud-Est (CNRS-EHESS-Inalco)
Membre du comité de rédaction de la revue Archipel
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[1] Ce calcul n’inclut que la population malayophone de Singapour.
[2] Le principal objet des recherches d’« intelligibilité » en langues étroitement apparentés – ici des variantes d’une même langue – est de mesurer auprès de locuteurs d’une variante V1, principalement par des tests de compréhension, l’intelligibilité d’une variante V2 et d’en déterminer les causes, linguistiques ou non, car certains travaux prennent en compte les questions éducatives et des représentations.
[3] L’« intercompréhension » est une pratique qui se rapporte à un type d’échanges où deux locuteurs de variantes V1 et V2 d’une même langue (ou de langues étroitement apparentées) communiquent en s’exprimant chacun dans sa variante propre.
[4] Ce second terrain a bénéficié de l'appui de l'Inalco et de l'Institut des sciences humaines et sociales du CNRS dans le cadre du programme "Soutien à la mobilité internationale 2019".
[5] Les Singapouriens ne sont que membres « observateurs » du MABBIM.
[6] Samuel J., 2005. Politique terminologique et modernisation lexicale : le cas de l’indonésien, Paris-Louvain : Peeters.
[7] Le meilleur de ces travaux est : Omar A. H., 2002. “Wujudkah tembok bahasa antara bahasa Malaysia dan Indonesia?” dans Setia dan Santun Bahasa, Tanjong Malim: Universiti Pendidikan Sultan Idris, p. 115–135.
[8] Samuel J., 2010. « Les voies de l’aménagement linguistique dans le monde malayophone », Téléscope, 16–3, p. 135-155.
[9] L’accès aux travailleurs migrants indonésiens, employées de maison, ouvriers du bâtiment ou des plantations s’annonce complexe et politiquement plus sensible.
[10] Samuel J., à paraître. « Le traitement de la variation – des variations – dans l’enseignement de l’indonésien », in Forlot G. & Ouvrard L. éd., Variation linguistique et enseignement des langues. Le cas des langues moins enseignées, Paris : Presse de l’Inalco. Seul le chercheur australien M. Mintz a développé des outils pédagogiques couvrant conjointement et à égalité les deux standards, malais(ien) et indonésien.