Le géant empêtré, présentation du dernier ouvrage de Anne de Tinguy
État continent à cheval sur l’Europe et l’Asie, doté d’un territoire grand comme 32 fois celui de la France, la Russie est un géant qui, depuis des siècles, se pense comme une grande puissance. La conviction qu’elle est vouée à être un grand pays, du fait de son histoire, de sa culture, de ses richesses en matières premières, de ses ressources humaines, etc., forme « la carte mentale » dont les élites dirigeantes sont porteuses, une « carte mentale » qui imprègne leur vision du monde et de la place de leur pays sur la scène internationale.
Pour Vladimir Poutine, la grandeur est une obsession. Et par certains côtés, elle correspond à une réalité. Dans la vie internationale, la Russie a une visibilité dont peu d’États jouissent. Du fait de son potentiel nucléaire et de son siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies, elle conserve des attributs de puissance qui lui confèrent un statut qui la distingue de la plupart des autres États de la planète. Richement dotée en matières premières, elle est un acteur énergétique majeur. Dans certaines régions et dans certains dossiers, elle est incontournable.
Mais elle est aussi ce que Georges Sokoloff a appelé une puissance « pauvre », ambivalente et paradoxale : forte dans certains domaines, elle est faible dans d’autres. Et depuis 1991, elle a souvent été impuissante à imposer sa volonté aux autres et à faire prévaloir son point de vue. Cette ambivalence amène à s’interroger sur la nature de la puissance russe, sur la stratégie d’influence adoptée par le Kremlin depuis la fin de l’URSS et sur les objectifs qu’il poursuit dans la vie internationale. Cherche-t-il notamment à doter la Russie d’une puissance globale, multidimensionnelle, du type de celle qui fait la force des États-Unis, qui ont, rappelons-le, la capacité à s’imposer dans plusieurs domaines à la fois, ceux de la sécurité, de l’économie, de la finance, de la recherche, etc. ? L’analyse des outils qu’il met au service de son action extérieure et de la stratégie d’influence qu’il a retenue apporte des réponses à ces interrogations. Elle permet de mieux appréhender la situation paradoxale de force et de faiblesse dans laquelle s’est placée la Russie.
La Russie a de formidables ressources. Elle dispose d’une boîte à outils richement pourvue. Elle a les moyens de mobiliser efficacement à la fois la diplomatie, l’économie, le hard power (la coercition) et le soft power (séduction et persuasion). Mais l’utilisation qu’elle fait aujourd’hui de cette boîte à outils la condamne à rester une puissance pauvre. La décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine montre qu’aux yeux du Kremlin, la puissance est encore aujourd’hui largement associée au hard power. Pour se faire reconnaître comme un acteur incontournable et atteindre certains des buts qu’elle poursuit, la Russie est revenue à ce qui a été un moyen privilégié en son temps par l’URSS : l’outil militaire, la coercition et la nuisance, la conflictualité et les rapports de force.
Cette option a été retenue au détriment d’autres choix que la Russie aurait pu faire. Depuis que Vladimir Poutine est au pouvoir, elle n’a jamais accordé la priorité au développement interne, à la modernisation des infrastructures et à la diversification de l’économie, elle n’a pas fait l’effort de chercher à devenir une force d’attraction économique et technologique. Elle continue à se contenter d’avoir une économie de rente, très dépendante des hydrocarbures, peu diversifiée, qui a une faible capacité à innover et à attirer des activités créatrices à forte valeur ajoutée. Le résultat est qu’elle reste une puissance déséquilibrée et corrompue et qu’elle ne parvient pas à combler le formidable et humiliant retard qu’elle accuse par rapport à l’Amérique du nord, aux pays de l’Union européenne, et désormais à la Chine.
En matière de soft power, domaine dans lequel la Russie a de formidables atouts, notamment grâce à une culture d’une immense richesse, qui lui permettraient de séduire et de convaincre, les choix qui ont été faits ont eux aussi de lourdes répercussions. Le soft power est aujourd’hui considéré à Moscou comme un moyen non pas tant d’attirer que de concurrencer l’Occident, comme une forme de la conflictualité dans laquelle s’est progressivement inscrite sa relation avec celui-ci.
La Russie a dans de nombreux domaines (humains, économiques, culturels, etc.) de formidables ressources qui lui permettraient d’être un pays dynamique et un acteur constructif du système international. Mais la stratégie d’influence que le Kremlin a définie au cours des deux dernières décennies a sapé, voire ruiné beaucoup de ses atouts, la condamnant en définitive à faire comme si elle était une puissance. Avant l’invasion de l’Ukraine, la Russie était un géant empêtré dans toutes sortes de problèmes : dans une incapacité à rattraper un retard économique séculaire et à être autre chose qu’un État rentier et corrompu, handicapé par de fortes incertitudes démographiques et environnementales, dans un système politique qui est un frein à l’innovation, dans un passé qu’elle a jusqu’ici refusé de regarder en face, etc. En se lançant dans cette guerre insensée et tragique, elle s’est engagée dans une voie sans issue qui la condamne au déclin.
Anne de Tinguy, Professeur des universités en histoire contemporaine
Le géant empêtré – La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine, éditions Perrin, sept. 2022, 495 p.