Langues et cohésion sociale à Singapour : de l'indépendance au COVID-19
En août 1965, la cité-île de Singapour se retrouva, un peu malgré elle, propulsée vers l'indépendance. Le Premier ministre du gouvernement autonome jusqu'alors, le charismatique Lee Kuan Yew, en devint le premier dirigeant. Les tensions entre Singapour et le reste de la fédération de Malaisie étaient nées, les années précédentes, d'un désaccord sur le projet des autorités malaisiennes de mener une politique de préférence ethnique à l'égard des Malais, majoritaires dans la péninsule et relégués socialement. Le parti de l'action population (PAP) singapourien au pouvoir militait quant à lui pour une Malaisie unifiée, certes, mais malaisienne (c'est à dire sans préférence ethnique malaise). A Singapour, les trois quarts de la population étaient – et sont toujours – de descendance chinoise, ce qui rendait ce projet d'une préférence raciale malaise inacceptable. Ces tensions et des émeutes raciales incitèrent le Parlement de Kuala Lumpur à voter donc le 9 août 1965 pour l'exclusion de Singapour de la Fédération.
Les nouveaux dirigeants de la petite république, proclamée dans la foulée, s'attelèrent donc à la difficile mission de faire vivre le Singapour indépendant. La tâche était immense, tant les ressources naturelles et les infrastructures manquaient. Les tout premiers objectifs de Lee Kuan Yew, en vue de cette survie, furent de moderniser l'île, de la doter d'une industrie viable, d'une défense digne de ce nom et d'une reconnaissance internationale. Il s'agissait aussi d'en assurer cette fameuse cohésion sociétale, par un équilibre entre les ethnies : Chinois, Malais, Indiens (Tamouls essentiellement), Eurasiens et autres. Cohésion qu'il avait vainement appelée de ses vœux pour la Fédération de Malaisie tout entière depuis que la Malaya (ancien nom de la Malaisie) avait obtenu l'indépendance de la couronne britannique.
Une cohésion par les langues
Cette cohésion de la société singapourienne passait donc à la fois par le développement à grande vitesse d'une éducation nationale, par l'accès à l'emploi, et par la construction massive de logements sociaux. Mais dans cet espace multiculturel, il fallut aussi gérer la question des langues. La république opta ainsi pour quatre langues officielles : l'anglais, langue du colonisateur, le chinois (dit mandarin), le tamoul et le malais, qui obtint également le statut de langue nationale, ce qui permit au jeune état de rassurer à la fois sa propre communauté malaise et son voisin malaisien.
Une des grandes idées de Lee Kuan Yew fut de faire de Singapour un carrefour entre Orient et Occident, et il soutint l'idée essentialiste que ses citoyens devaient, tout en gardant leur asianité, se hisser au niveau de ce qui se faisait de meilleur en occident. C'est ainsi que l'anglais devint langue officielle et de scolarisation jusqu'à l'université (les établissements de langue chinoise furent peu à peu fermés), mais chaque citoyen dut apprendre également la langue asiatique de sa communauté, dite « langue maternelle » (‘Mother Tongue’, en premier lieu le chinois, le malais et le tamoul).
Cette politique, au succès mitigé, changea peu à peu mais de façon importante l'écologie linguistique de la cité-Etat. La très grande majorité des Chinois de Singapour étaient locuteurs de langues originaires du sud de la Chine (notamment le hokkien, le cantonais, le teochew et le hakka), de l'anglais ou même d'une forme locale de malais. A l'indépendance, moins de 1% des résidents parlaient le mandarin. Leurs enfants et petits-enfants durent donc apprendre le mandarin à l'école. Les autres langues chinoises, que le gouvernement nomme encore « dialectes », furent bannies de l'espace public notamment des médias. Les productions cinématographiques et télévisuelles de Hongkong en cantonais, par exemple, furent systématiquement doublées en mandarin. Une campagne de promotion du mandarin, la ‘Speak Mandarin Campaign’ (SMC), fut lancée en 1979, dont l'action principale était initialement de décourager les citoyens d'origine chinoise à utiliser les dialectes et de privilégier le mandarin. Le but explicite du gouvernement était aussi de jouer sur le levier de la compétence bilingue anglais/mandarin comme atout dans la mondialisation de l'économie en construction.
Simultanément à cette politique de maintien des langues asiatiques, qui ne reflétait qu'imparfaitement la réalité des pratiques, le gouvernement resta attentif à ce que l'ensemble de la population ait accès à une éducation en anglais. A Singapour comme dans tous les espaces multiculturels et plurilingues, colonisés ou non, les contacts humains eurent pour effet de transformer les pratiques linguistiques et de les adapter aux réalités locales. Avant la colonisation de 1819, les résidents de l'île échangeaient déjà dans des parlers qu'ils hybridaient au gré de leur besoin. C'est ainsi que naquirent le malais des marchés (Melayu Pasar, ou Baazar Malay) et, notamment avec la colonisation britannique, le parler populaire de Singapour connu sous le nom de singlish. Cette forme locale, indigénisée, de l'anglais reflète encore de nos jours les contacts des gens qui le parlent : une grammaire à base anglaise, un apport lexical et quelques caractéristiques morphosyntaxiques issus du malais et des langues chinoises, notamment du hokkien. Très souples, ces formes linguistiques s'adaptent aux circonstances, évoluent dans l'histoire et constituent des continuums situés à divers points entre un anglais dit standard et un parler fortement hybridé.
Le singlish : poids et controverses
Une chose est sûre : le singlish devint rapidement la langue par excellence de l'identité populaire singapourienne, à tel point que dans les forces armées du pays, dont la langue emblématique est le malais, les conscrits utilisent désormais, dans leur interactions quotidiennes, surtout le singlish durant leur deux années de service militaire, alors que la génération issue de l'indépendance échangeait surtout en hokkien [1]. L'un des objectifs de la conscription étant de créer une cohésion de groupe et un sentiment d'identité nationale, on comprend l'inquiétude du gouvernement devant ce genre de pratique. Focalisant sur la langue comme instrument de réussite sociale et de compétitivité économique, l'attention des dirigeants fut rapidement attirée par ce qu'ils considéraient être des pratiques linguistiques illégitimes, à l'instar du positionnement qu'ils avaient adopté avec les « dialectes » chinois. En 2000, une nouvelle campagne annuelle de promotion normative et prescriptive fut lancée à l'égard de l'anglais, le ‘Speak Good English Movement’ (SGEM). L'idée était ici de promouvoir l'apprentissage et la pratique d'un anglais normé, vaguement défini comme conforme à un standard singapourien, mais en réalité basé sur une norme dite internationale d'inspiration britannique. La campagne eut également pour objectif, dès le début, de dévaloriser le singlish, d'en renforcer l'image de parler incorrect et impur qu'il avait déjà, à l'instar de la plupart des langues hybrides. Dans ses premières années, Le SGEM promut, à grand renfort d'affiches et de slogans publicitaires, l'anglais normé comme seule idiome apte à permettre son locuteur d'accéder au savoir, aux interactions internationales et au marché du travail.
Pendant ce temps pourtant, de 1997 à 2007, la population singapourienne se délectait d'une émission humoristique de télévision de 30 minutes intitulée Phua Chu Kang Pte Ltd, mettant en scène un entrepreneur brouillon et excentrique interprété par le comédien Gurmit Singh, sa femme et son entourage professionnel. La marque de fabrique de cette émission, en plus du comique de situation, était la forme de singlish parlé par Phua Chu Kang. Le succès était tel que le Premier Ministre Goh Chok Tong, successeur de Lee Kuan Yew à la tête du gouvernement, mentionna à plusieurs reprises ce personnage dans ses discours, en fustigeant – non sans faire rire son auditoire – la langue de Phua Chu Kang, lui conseillant de suivre un stage intensif d'anglais, et même, l'année suivante, de subir une opération réparatrice de la langue lui permettant de mieux prononcer certaines consonnes de l’anglais.
Une politique volontariste non dénuée de paradoxes
Cette politique volontariste d'ingénierie de la diversité linguistique et de normalisation des formes linguistiques pratiquées au quotidien présente cependant, à première vue, des paradoxes. En effet, les dirigeants singapouriens comprirent très vite que, malgré le déclin des "dialectes" chinois dans la cité-Etat, le lien à l'asianité reposait en partie sur les anciens. Or, l'un des effets de la politique de mandarinisation de la population chinoise fut de créer non seulement des ruptures de transmissions des dialectes, mais également des phénomènes de rupture interactionnelle, donc relationnelle, notamment entre grands-parents et petits-enfants, les premiers ne parlant que les dialectes et les seconds seulement le mandarin et l'anglais. Cette coupure a généré tantôt de l'isolement chez plus âgés, tantôt des formes de résistance des acteurs sociaux pour la survie de ces langues chinoises dénigrées, que l'on retrouve de nos jours par la création de sites internet dédiés à ces langues [2] , de livres ou de produits commerciaux dans ces langues, et bien sûr par une forte activité sur les réseaux sociaux et les plateformes comme Youtube.
Pendant ce temps, les efforts de la campagne de rectification de l'anglais se détourna d'une dichotomie caricaturale entre bon et mauvais parler, pour accentuer l'idée que l'anglais était important pour la vie économique du pays et pour l'avenir du pays. Dans un discours récent lors d'une cérémonie de naturalisation de résidents singapouriens, le premier ministre Lee Hsien Loong admit que l'intégration sociale passait aussi par la connaissance du singlish. On peut ici émettre l'hypothèse que cette reconnaissance implicite ne fait finalement qu'acter le changement d'échelle (‘re-scaling’) de cette langue : de langue locale, familiale, dénigrée par l'Etat pendant de nombreuses années, elle devient langue de la collectivité, du vivre ensemble, en plus des autres langues érigées comme piliers du récit national. Pour ainsi dire, la langue de tous, l'anglais, adoptée par les premiers dirigeants, partage ce rôle désormais avec le singlish. En effet, le registre paritaire, celui de l'intérieur, de la famille, de l'humour, celui que tout le monde partage, c'est le singlish. La langue de l'extérieur, celle de l'institution officielle, c'est l'anglais [3]. Le singlish fait d'ailleurs l'objet depuis plusieurs années d'une assez forte marchandification (ce que certains sociolinguistes appellent ‘commodification’), par le biais de la circulation de produits culturels et d'objets commerciaux qui en font non seulement la promotion, mais place également ce parler au centre de l'identité singapourienne.
Tout ceci, les dirigeants singapouriens semblent l'avoir bien intégré et depuis longtemps. Lee Kuan Yew, avant même l'indépendance de Singapour, avait fait beaucoup d'efforts pour apprendre ses discours en hokkien. La mise à l'écart des dialectes chinois et du singlish, décrite ci-dessus, ne doit pas faire oublier qu'à chaque campagne électorale, ces langues ressortent au grand jour et sont largement instrumentalisées par le gouvernement lui-même, qui attire ainsi l'attention des électeurs les plus âgés ou plus défavorisés. Par exemple, en 2014, le gouvernement élabore une politique de soutien aux retraites et à la couverture sociale (Pioneer Generation Package) destiné aux Singapouriens nés avant 1949. La promotion de ce programme se fait à grand renfort de spots télévisés dans les quatre langues officielles (anglais, chinois, malais, tamoul), mais également dans celles qui normalement n'ont pas accès à l'espace médiatique : hokkien, teochew et cantonais.
LIEN UTILE
Lors de la crise du SRAS en 2003, le même genre de dispositif fut mis en place, avec en particulier des clips remarqués – commandés par le gouvernement lui-même – de Gurmit Singh, incarnant son rôle de Phua Chu Kang et n'hésitant pas à parler et rapper comme le personnage qui fit son succès.
En 2020, la crise du COVID-19 a incité le gouvernement singapourien à communiquer rapidement et massivement à sa population – aux plus jeunes comme aux aînés – dans ses diverses langues, dialectes chinois compris, et à redonner le feu vert à Gurmit Singh pour qu'il revêtisse de nouveau les habits du contremaître préféré des Singapouriens et icône du singlish, Phua Chu Kang, treize ans après sa retraite.
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Les politiques linguistiques singapouriennes, malgré des apparences parfois paradoxales, trahissent finalement plusieurs mouvements assez logiques. D'abord, elles ont contribué à écrire le récit et à façonner le citoyen d'une nouvelle nation. L'accès à l'éducation de l'ensemble de la population singapourienne, l'occidentalisation croissante et le vieillissement de la génération des pionniers ont suscité des interrogations sur les mesures de politique linguistique assez strictes de la période de l'indépendance et une sorte de résistance « culturelle » s'est fait jour. Enfin, si on peut constater des formes de réflexivité de l'Etat, on peut aussi faire l’hypothèse – c’est un chantier de recherche qui reste à explorer – que la disparition en 2015, de Lee Kuan Yew, père de la nation, a contribué à infléchir la raideur de ces choix de politique linguistique.
Gilles Forlot
Professeur de sociolinguistique, Inalco
Laboratoire SeDyL, UMR 8202 CNRS
Notes
[1] Une étude récente réalisée par G. Forlot et D. Chan auprès de 633 étudiants d'une université singapourienne d'élite montre que 98% de ces jeunes comprennent le singlish, 92% le parlent, et que près de 70% le parlent tous les jours.
[2] Voir le site LearnDialect.sg
[3] Sur cette question et dans un autre contexte, cf. Le Dû, J. et Y. Le Berre, 1996, « Parité et disparité : sphère publique et sphère privée de la parole », La Bretagne linguistique 10, pp. 7-25.
Bibliographie
- Alsagoff, L., 2010, « Hybridity in ways of speaking: the glocalization of English in Singapore », dans Lim, L., Pakir, A. et Wee, L., English in Singapore. Modernity and Management, Hong Kong, Hong Kong University Press. pp. 109-130
- Chew, G.-L. P., 2013, A Sociolinguistic History of Early Identities in Singapore. From Colonialism to Nationalism, Basingstoke, Palgrave Macmillan.
- Brooks, A. et Wee, L., 2014, Consumption, Cities and States. Comparing Singapore with Asian and Western Cities, New York, Anthem Press.
- Chua, B. H. (1995). Communitarian Ideology and Democracy in Singapore. London: Routledge.
- Forlot, G., 2018, « Pratiques linguistiques et "multilinguisme pragmatique": 50 ans de glottopolitique à Singapour ». Glottopol n° 30, pp. 34-62
- Lim, L., 2009, « Beyond fear and loathing in SG. The real mother tongues and languages policies in multilingual Singapore ». AILA Review N° 23, pp. 52-71.
- Lim, L., 2015, « Coming of age, coming full circle: The (re)positioning of (Singapore) English and multilingualism in Singapore at 50 », Asian Englishes Vol. 17, N° 3, pp. 261-270.
- Turnbull, C. M., 2009, A History of Modern Singapore 1819-2005. Singapore, NUS Press.
- Wee, L. 2003, « Linguistic instrumentalism in Singapore ». Journal of Multilingual and Multicultural Development Vol. 24 N° 3, pp. 211-224.
- Wee, L., 2018. The Singlish Controversy. Cambridge, Cambridge University Press.