Trois Chants de bateliers du Prince Issara Sunthorn : gastronomie et amour au palais

Les Bot Hé Rua Chom Krung Khaw Wan, furent composés à la fin du XVIIIe siècle par le prince Issara Sunthon, futur roi Rama II, pour vanter les talents de cuisinière et la beauté de la princesse Bunrot, sa cousine, qui sera bientôt son épouse. Contexte et traduction par Emilie TESTARD, Maîtresse de conférences en langue et littérature siamoises.
Femmes siamoises au dîner.
Femmes siamoises au dîner - Dessin de M. Bocourt à partir d’une photographie Dans Henri Mouhot, Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine, Librairie de L.Hachette, Paris, 1868, 335 pages. htt © Dessin de M. Bocourt à partir d’une photographie‎

Les Bot Hé Rua Chom Krung Khaw Wan - Chants de bateliers faisant la louange des mets salés, des fruits et des desserts furent composés à la fin du XVIIIe siècle par le prince Issara Sunthon, futur roi Rama II (né le 24 février 1767, le prince accède au trône 1809 sous le nom de règne de Phra Phuttha Let La Naphalaï (Rama II). Il règnera jusqu’à sa mort survenue en 1836), pour vanter les talents de cuisinière et la beauté de la princesse Bunrot, sa cousine, qui sera bientôt son épouse dotée du titre de Si Suriyendra (Phra Phanwasa).

Ces œuvres de jeunesse, composées dans le genre Hé Rua - Chants de bateliers, sont adaptées pour son éloge par le jeune prince Issara Sunthon s’éloignant des thèmes panégyriques d’antan, et annoncent le renouveau littéraire de son règne à venir. Ces Chants, combinant les thèmes de la nourriture et de l’amour, sont la preuve qu’un langage culinaire s’est établi entre les deux amoureux : lui, envoyant de la vaisselle, elle, fine cuisinière, garnissant la porcelaine chinoise de mets d’exception, de desserts exquis et de fruits sculptés lui exprimant sur les papilles tous ses sentiments.

Chaque chant commence par une strophe dans la forme Khlong suivie par un nombre indéterminé de strophes dans la forme Kap. Ces billets gourmands que la princesse envoie sont décodés par son amant qui dans son poème en révèle le sens caché. Cette cuisine sentimentale témoigne de l’évolution de leur relation et réveille dans la mémoire du poète des souvenirs passionnés. L’expression du sentiment amoureux est systématiquement transférée, sur un détail culinaire et parfois le lyrisme amoureux s’échauffe pour approcher l’érotisme le plus suggestif. Les trois chants qui composent Les Bot Hé Rua Chom Krung Khaw Wan - Chants de bateliers faisant la louange des mets salés, des fruits et des desserts, correspondent à un moment de la vie amoureuse du couple.

Emilie TESTARD    
Maîtresse de conférences en langue et littérature siamoises.
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Traduction des chants de bateliers du prince Issara Sunthon

Hé Chom Khruang Khaw - Chant faisant la louange des mets salés

 

  • 1 - Ton ragoût au curry de Massaman,
    Mon trésor,
    Aux effluves de cumin
    M’enflamme.
    L’homme qui l’a goûté
    Aspire,
    A s’en frapper le cœur,
    Te retrouver.
  • 2 – Massaman, prunelle de mes yeux,
    Sentant le cumin au goût ardent,
    Qui aura goûté à ton ragoût
    En rêvera nuit et jour.
  • 3 – Ce méli-mélo aux milles ingrédients,
    Dont les senteurs emplissent l’air,
    Me transporte à l’heure de chair
    Où nous baignons en une seule odeur.
  • 4 – Ces tripes préparées,
    Chaudes, poivrées et acidulées,
    Sont exquises, inégalables,
    A nulle autre pareilles.
  • 5 – Ces savoureuses saucisses
    De piments et de feuilles escortées
    Sont, comme toi, d’une forme charmante. 
    Loin de toi, je me languis.
  • 6 - Crevettes bleues toutes petites
    Qui dansent dans ma bouche.
    Votre goût se dissémine 
    Pour que mon bonheur soit immédiat.
  • 7 – Ragoût riche en viande
    Nappé de graisse onctueuse
    Tes alléchantes saveurs
    Promettent l’extase.
  • 8 – L’amour est mouvant,
    Amer comme la sauce
    Ou suave comme le bouillon de courge.
    Tes formes me font rêver.
  • 9 – Ce succulent riz constellé
    D’enivrante cardamome.
    Nulle autre ne sait l’agrémenter
    Comme toi, ma tendre amie.
  • 10 – Le goût de la daube de sanglier
    Est mâtiné de chagrin.
    Une entaille recèle un secret :
    Ton cœur est meurtri ; inconsolable.
  • 11 – Oh ! Cette salade de viande crue
    Dont les émanations
    Me ravissent. Je pense à nos nuits câlines
    Et à ta chair parfumée.
  • 12 – Canapés qui me portent dans ton lit
    Vaste cité pavée d’or.
    Dans tes rets je m’endors,
    Heureux rêveur enlacé.
  • 13 – Maussades aumônières
    Brûlant mon cœur calciné,
    La violence de ma passion
    Accable mon sein bouillant.
  • 14 – Ô délectables nids d’hirondelles
    Au goût sans pareil.
    Je suis comme l’oiseau esseulé
    Lorsque la chambre par toi est abandonnée.
  • 15 – Le ventre du poisson chat
    Raconte nos disputes.
    Les feuilles sont mélancoliques
    Comme moi qui t’attends.
  • 16 - Ton légume dont je connais le nom
    Est-ce bien là ton goût sucré ?
    Mon sang bout en l’apercevant.
    Il excite chez moi un désir impétueux.

Texte original en vidéo (8mn29)

Hé Chom Phonlamaï – Chant faisant la louange des fruits

 

  • 1 – Ô ! la datte confite,
    Délice de mon cœur,
    Bouquet vif et sucré
    Dans ma gorge ravie.
    Ces saveurs enchanteresses
    Sont-elles comparables
    A la douceur sucrée
    De ta chair chérie ?
  • 2 – La datte confite
    Embaume le sucré.
    Ton goût est inégalé
    Doux cristal de mon cœur.
  • 3 – Jeune noix de coco fendue,
    A la fraîcheur si désirable,
    Ranime mes ardeurs,
    Objet de mes désirs.
  • 4 – Ces fruits au sirop glacé,
    Hérauts dans notre exil,
    M’arrachent des larmes,
    Reflets de celles qui ruissellent sur tes joues.
  • 5 – Petites prunes pelées
    Dans un bol de cristal ;
    Les soirs de joies, alangui,
    Je respire l’odeur de tes joues.
  • 6 – Quel supplice j’endure sur le coussinet de durion
    Où mon cœur gémissait de joie.
    Le soir ranime le souvenir
    De tes seins dorés, ma petite.
  • 7 – Lychee opalin fait la moue
    Son nom aigre a de l’amertume.
    Ma langue s’agite et se courbe
    Pour implorer de toi une parole.
  • 8 – Fines lamelles de fruit
    Adoucies d’un verni caramel
    Semblables à tes tendres lèvres me souriant
    Plus scintillantes que cette prune de Chine.
  • 9 - De l’anone tu as retiré tous les pépins
    En ouvrant sa verte carapace
    D’un mouvement expert et fugace :
    Je suis subjugué par ton talent.
  • 10 – Ces bruns grains de raisin
    Au goût incomparable,
    Sont comme ta taille fluette
    Lorsqu’ils sont percés d’une pique.
  • 11 – Incarnat des grains de grenade
    Comme des gemmes sur un plat disposés,
    Leur rouge captivant scintille
    Comme le rubis qui orne ton petit doigt.
  • 12 – Blond durion doré
    Sur un napperon de feuilles
    Son teint est au tien semblable,
    Ô ma belle à la peau étincelante.
  • 13 – Langsats à la chair aromatisée
    Vous êtes mûrs et sucrés.
    Vos pépins dans ma bouche
    Me font penser à la course de la lune.
  • 14 – La beauté du Ngo est dissimulée
    Mais une fois dénoyauté, le ramboutan
    Est reconnu par Rochana
    Qui en avait soupçonné la saveur.
  • 15 – Sala empoisonnées,
    Votre arbre est couvert d’épines
    Qui blessent comme l’aiguillon de l’amour
    Lorsque, cruelle, tu m’abandonnes.

Texte original en vidéo (7mn18)

Hé Chom Khruang Wan – Chant faisant la louange des desserts

 

  • 1 - Flan aux œufs
    De ma mémoire
    Sur du riz gluant
    Aux couleurs de tristesse
    Raconte notre dispute
    Ma chérie
    Et me rapporte ta tristesse
    Ma tendre aimée.
  • 2 – Flan aux œufs
    Sur du riz teinté de tristesse
    Enduit de jalousie
    Me confie ton amertume.
  • 3 – Salim à la suave fraîcheur
    Flottant dans le lait de coco.
    Quand mon cœur torturé est sec,
    J’en inspire les vapeurs camphrées.
  • 4 – Lamchiak dont le nom
    M’apporte le parfum de ton souffle,
    Mon cœur ému se lamente.
    Je te veux à mes côtés, ravissante fleur.
  • 5 – Comment baiser ces beignets nommés baisers ?
    Accordez-moi cette question.
    Serre-le du bout des doigts et tu comprendras
    Le nom si évocateur de ces douceurs.
  • 6 – Admirables petites crêpes
    De pâte fine et arrondie
    Et ce délicieux ragoût de poulet
    Dont les effluves rappellent l’Inde.
  • 7 – Gâteaux pincés que tu as enveloppés
    Avec soin et dont le goût est si plaisant
    Me font penser au plissé
    Si régulier de la jupe qui t’enveloppe.
  • 8 – Le goût de l’amour domine
    Ces bouchées de cire.
    Je revois tes doigts fuselés
    Ronds et fins comme des bougies.
  • 9 – Célestes pincées d’or
    Faites de trois petits plis réguliers.
    Je te revois puisant distraitement des sels,
    La pudeur courbant ton visage.
  • 10 – Gâteaux de braises incandescentes,
    Le feu consume mon cœur.
    Je brûle te sachant loin de moi.
    Quand mon cœur retrouvera-t-il ta candeur ?
  • 11 – Nid de farine
    Où vient nicher l’oiseau téméraire.
    Ô mon cœur palpite comme celui d’un oiseau,
    Heureux d’avoir trouvé un nid.
  • 12 – Gouttes d’or à la robe roussie,
    Volutes d’or réveille mon souvenir.
    Nos deux ans de clandestinité
    Et d’amour en toute intimité.
  • 13 – Belles couronnes
    Au nom royal et d’or façonnées
    Vous ranimez en moi le désir
    De toucher la ceinture de ma belle.
  • 14 – Lotus flottant épanouis
    Me font penser aux lotus du dieu Kamma
    Et entraînent mes sens
    Vers tes jolis seins si doux.
  • 15 – Fleurs mauves appétissantes
    Au parfum si fleuri
    A ton écharpe fuchsia
    Sont coordonnées.
  • 16 - Pelotes de cheveux d'anges
    Comme de la soie d’œufs sucrés
    Me ramènent auprès de toi, ma chérie,
    Lorsque tu brodes des fils d’or de Chine.

Texte original en vidéo (8mn18)

Le roi Rama II (Prince Issara Sunthon) et sa reine Sri Suriyendra (Princesse Bunrot)
Le roi Rama II (Prince Issara Sunthon) et sa reine Sri Suriyendra (Princesse Bunrot) © National Gallery - Wikimedia Commons / DR‎