Trois Chants de bateliers du Prince Issara Sunthorn : gastronomie et amour au palais
Les Bot Hé Rua Chom Krung Khaw Wan - Chants de bateliers faisant la louange des mets salés, des fruits et des desserts furent composés à la fin du XVIIIe siècle par le prince Issara Sunthon, futur roi Rama II (né le 24 février 1767, le prince accède au trône 1809 sous le nom de règne de Phra Phuttha Let La Naphalaï (Rama II). Il règnera jusqu’à sa mort survenue en 1836), pour vanter les talents de cuisinière et la beauté de la princesse Bunrot, sa cousine, qui sera bientôt son épouse dotée du titre de Si Suriyendra (Phra Phanwasa).
Ces œuvres de jeunesse, composées dans le genre Hé Rua - Chants de bateliers, sont adaptées pour son éloge par le jeune prince Issara Sunthon s’éloignant des thèmes panégyriques d’antan, et annoncent le renouveau littéraire de son règne à venir. Ces Chants, combinant les thèmes de la nourriture et de l’amour, sont la preuve qu’un langage culinaire s’est établi entre les deux amoureux : lui, envoyant de la vaisselle, elle, fine cuisinière, garnissant la porcelaine chinoise de mets d’exception, de desserts exquis et de fruits sculptés lui exprimant sur les papilles tous ses sentiments.
Chaque chant commence par une strophe dans la forme Khlong suivie par un nombre indéterminé de strophes dans la forme Kap. Ces billets gourmands que la princesse envoie sont décodés par son amant qui dans son poème en révèle le sens caché. Cette cuisine sentimentale témoigne de l’évolution de leur relation et réveille dans la mémoire du poète des souvenirs passionnés. L’expression du sentiment amoureux est systématiquement transférée, sur un détail culinaire et parfois le lyrisme amoureux s’échauffe pour approcher l’érotisme le plus suggestif. Les trois chants qui composent Les Bot Hé Rua Chom Krung Khaw Wan - Chants de bateliers faisant la louange des mets salés, des fruits et des desserts, correspondent à un moment de la vie amoureuse du couple.
Emilie TESTARD
Maîtresse de conférences en langue et littérature siamoises.
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Traduction des chants de bateliers du prince Issara Sunthon
Hé Chom Khruang Khaw - Chant faisant la louange des mets salés
- 1 - Ton ragoût au curry de Massaman,
Mon trésor,
Aux effluves de cumin
M’enflamme.
L’homme qui l’a goûté
Aspire,
A s’en frapper le cœur,
Te retrouver. - 2 – Massaman, prunelle de mes yeux,
Sentant le cumin au goût ardent,
Qui aura goûté à ton ragoût
En rêvera nuit et jour. - 3 – Ce méli-mélo aux milles ingrédients,
Dont les senteurs emplissent l’air,
Me transporte à l’heure de chair
Où nous baignons en une seule odeur. - 4 – Ces tripes préparées,
Chaudes, poivrées et acidulées,
Sont exquises, inégalables,
A nulle autre pareilles. - 5 – Ces savoureuses saucisses
De piments et de feuilles escortées
Sont, comme toi, d’une forme charmante.
Loin de toi, je me languis. - 6 - Crevettes bleues toutes petites
Qui dansent dans ma bouche.
Votre goût se dissémine
Pour que mon bonheur soit immédiat. - 7 – Ragoût riche en viande
Nappé de graisse onctueuse
Tes alléchantes saveurs
Promettent l’extase. - 8 – L’amour est mouvant,
Amer comme la sauce
Ou suave comme le bouillon de courge.
Tes formes me font rêver. - 9 – Ce succulent riz constellé
D’enivrante cardamome.
Nulle autre ne sait l’agrémenter
Comme toi, ma tendre amie. - 10 – Le goût de la daube de sanglier
Est mâtiné de chagrin.
Une entaille recèle un secret :
Ton cœur est meurtri ; inconsolable. - 11 – Oh ! Cette salade de viande crue
Dont les émanations
Me ravissent. Je pense à nos nuits câlines
Et à ta chair parfumée. - 12 – Canapés qui me portent dans ton lit
Vaste cité pavée d’or.
Dans tes rets je m’endors,
Heureux rêveur enlacé. - 13 – Maussades aumônières
Brûlant mon cœur calciné,
La violence de ma passion
Accable mon sein bouillant. - 14 – Ô délectables nids d’hirondelles
Au goût sans pareil.
Je suis comme l’oiseau esseulé
Lorsque la chambre par toi est abandonnée. - 15 – Le ventre du poisson chat
Raconte nos disputes.
Les feuilles sont mélancoliques
Comme moi qui t’attends. - 16 - Ton légume dont je connais le nom
Est-ce bien là ton goût sucré ?
Mon sang bout en l’apercevant.
Il excite chez moi un désir impétueux.
Texte original en vidéo (8mn29)
Hé Chom Phonlamaï – Chant faisant la louange des fruits
- 1 – Ô ! la datte confite,
Délice de mon cœur,
Bouquet vif et sucré
Dans ma gorge ravie.
Ces saveurs enchanteresses
Sont-elles comparables
A la douceur sucrée
De ta chair chérie ? - 2 – La datte confite
Embaume le sucré.
Ton goût est inégalé
Doux cristal de mon cœur. - 3 – Jeune noix de coco fendue,
A la fraîcheur si désirable,
Ranime mes ardeurs,
Objet de mes désirs. - 4 – Ces fruits au sirop glacé,
Hérauts dans notre exil,
M’arrachent des larmes,
Reflets de celles qui ruissellent sur tes joues. - 5 – Petites prunes pelées
Dans un bol de cristal ;
Les soirs de joies, alangui,
Je respire l’odeur de tes joues. - 6 – Quel supplice j’endure sur le coussinet de durion
Où mon cœur gémissait de joie.
Le soir ranime le souvenir
De tes seins dorés, ma petite. - 7 – Lychee opalin fait la moue
Son nom aigre a de l’amertume.
Ma langue s’agite et se courbe
Pour implorer de toi une parole. - 8 – Fines lamelles de fruit
Adoucies d’un verni caramel
Semblables à tes tendres lèvres me souriant
Plus scintillantes que cette prune de Chine. - 9 - De l’anone tu as retiré tous les pépins
En ouvrant sa verte carapace
D’un mouvement expert et fugace :
Je suis subjugué par ton talent. - 10 – Ces bruns grains de raisin
Au goût incomparable,
Sont comme ta taille fluette
Lorsqu’ils sont percés d’une pique. - 11 – Incarnat des grains de grenade
Comme des gemmes sur un plat disposés,
Leur rouge captivant scintille
Comme le rubis qui orne ton petit doigt. - 12 – Blond durion doré
Sur un napperon de feuilles
Son teint est au tien semblable,
Ô ma belle à la peau étincelante. - 13 – Langsats à la chair aromatisée
Vous êtes mûrs et sucrés.
Vos pépins dans ma bouche
Me font penser à la course de la lune. - 14 – La beauté du Ngo est dissimulée
Mais une fois dénoyauté, le ramboutan
Est reconnu par Rochana
Qui en avait soupçonné la saveur. - 15 – Sala empoisonnées,
Votre arbre est couvert d’épines
Qui blessent comme l’aiguillon de l’amour
Lorsque, cruelle, tu m’abandonnes.
Texte original en vidéo (7mn18)
Hé Chom Khruang Wan – Chant faisant la louange des desserts
- 1 - Flan aux œufs
De ma mémoire
Sur du riz gluant
Aux couleurs de tristesse
Raconte notre dispute
Ma chérie
Et me rapporte ta tristesse
Ma tendre aimée. - 2 – Flan aux œufs
Sur du riz teinté de tristesse
Enduit de jalousie
Me confie ton amertume. - 3 – Salim à la suave fraîcheur
Flottant dans le lait de coco.
Quand mon cœur torturé est sec,
J’en inspire les vapeurs camphrées. - 4 – Lamchiak dont le nom
M’apporte le parfum de ton souffle,
Mon cœur ému se lamente.
Je te veux à mes côtés, ravissante fleur. - 5 – Comment baiser ces beignets nommés baisers ?
Accordez-moi cette question.
Serre-le du bout des doigts et tu comprendras
Le nom si évocateur de ces douceurs. - 6 – Admirables petites crêpes
De pâte fine et arrondie
Et ce délicieux ragoût de poulet
Dont les effluves rappellent l’Inde. - 7 – Gâteaux pincés que tu as enveloppés
Avec soin et dont le goût est si plaisant
Me font penser au plissé
Si régulier de la jupe qui t’enveloppe. - 8 – Le goût de l’amour domine
Ces bouchées de cire.
Je revois tes doigts fuselés
Ronds et fins comme des bougies. - 9 – Célestes pincées d’or
Faites de trois petits plis réguliers.
Je te revois puisant distraitement des sels,
La pudeur courbant ton visage. - 10 – Gâteaux de braises incandescentes,
Le feu consume mon cœur.
Je brûle te sachant loin de moi.
Quand mon cœur retrouvera-t-il ta candeur ? - 11 – Nid de farine
Où vient nicher l’oiseau téméraire.
Ô mon cœur palpite comme celui d’un oiseau,
Heureux d’avoir trouvé un nid. - 12 – Gouttes d’or à la robe roussie,
Volutes d’or réveille mon souvenir.
Nos deux ans de clandestinité
Et d’amour en toute intimité. - 13 – Belles couronnes
Au nom royal et d’or façonnées
Vous ranimez en moi le désir
De toucher la ceinture de ma belle. - 14 – Lotus flottant épanouis
Me font penser aux lotus du dieu Kamma
Et entraînent mes sens
Vers tes jolis seins si doux. - 15 – Fleurs mauves appétissantes
Au parfum si fleuri
A ton écharpe fuchsia
Sont coordonnées. - 16 - Pelotes de cheveux d'anges
Comme de la soie d’œufs sucrés
Me ramènent auprès de toi, ma chérie,
Lorsque tu brodes des fils d’or de Chine.
Texte original en vidéo (8mn18)