Quelle recherche pour une langue en danger ? L’évolution des études sur le judéo-espagnol d’Orient

Le judéo-espagnol d’Orient est une langue déclarée comme ayant dû disparaître depuis 1870. Si son usage était dénigré au début du 20e siècle, comme langue impure et inadaptée à la modernité, elle était utilisée dans la presse et dans les publications littéraires ou scientifiques au côté des autres langues parlées par les Judéo-Espagnols d’Orient.
Lettre d’un marchand judéo-espagnol, fin du 18e siècle. Malgré le n° à l’envers, la lettre est bien à l’endroit.
Lettre d’un marchand judéo-espagnol, fin du 18e siècle. Malgré le n° à l’envers, la lettre est bien à l’endroit. © DR‎

Les romanistes l’étudient alors principalement pour en mesurer l’écartement par rapport à sa langue base, l’espagnol médiéval et sa norme de prestige, le castillan contemporain. Les folkloristes recueillent les proverbes, et surtout les formes les plus anciennes (romances, coplas) de son impressionnant répertoire chanté. Quelques philologues documentent les variantes dialectales. Tous laissent de côté la littérature et les écrits.

Avec l’avènement des Etats-nations la situation change. Les campagnes souvent violentes pour imposer l’usage monolingue d’une langue nationale ont été suivies d’effets, au moins dans la sphère publique. Les parents ont restreint peu à peu l’accès de leurs enfants à la langue (aux langues) parlées en famille. Les linguistes, à la recherche de la langue « authentique » parcourent alors les Balkans en enregistrant des contes populaires et des proverbes pour en étudier les particularités dialectales.

Changements après 1948

Avec la création de l’état d’Israël en 1948, l’hébreu s’impose comme langue unique du peuple juif, rétablissant symboliquement le lien avec l’antiquité en faisant l’impasse sur la diaspora. Dans le nouvel état les langues juives sont proscrites. Entre temps les Judéo-Espagnols d’Europe ont payé un lourd tribut à la shoah, et la communauté juive de Salonique, l’une de ses têtes pensantes, a été massacrée. Pour la première fois les Judéo-Espagnols eux-mêmes envisagent que la langue puisse disparaître vraiment : ils la documentent, recueillent ses archives et les premiers dictionnaires destinés non plus à l’apprentissage d’une langue étrangère mais à la connaissance du judéo-espagnol paraissent.

De fait, dans les années 1950 le judéo-espagnol est de moins en moins officiellement transmis mais encore suffisamment parlé et écrit pour que la transmission se fasse néanmoins, notamment en Turquie et en Israël où vit désormais le plus grand nombre de locuteurs. Le judéo-espagnol n’est enseigné nulle part mais l’écrit commence à intéresser l’ensemble des chercheurs. On distingue la langue-calque de l’hébreu, langue pédagogique, qui reçoit le nom de ladino, de la langue écrite et parlée djudezmo, espanyol muestro, djudyó, djidyó…

L’écriture et sa normalisation sont alors un important enjeu qui voit s’affronter les usages traditionnels (caractères hébreux rashi, cursive orientale ou solitreo), locaux (graphies latines adaptées aux alphabets nationaux) et académiques, pour lutter contre l’anarchie graphique qui prévaut dans les publications, éditions critiques d’ouvrages anciens, anthologies de textes, dictionnaires et lexiques. Les points de vue s’affrontent entre les hispanistes, d’une part, qui souhaitent simplifier pour les hispanophones l’accès à la littérature traditionnelle et qui considèrent le judéo-espagnol comme une langue morte et un dialecte lointain du castillan, et, d’autre part, les linguistes et ethnologues qui considèrent que la langue est vivante, l’apprennent, l’utilisent pour échanger avec les Judéo-Espagnols et promeuvent des systèmes d’écriture fondés sur le respect de sa phonétique et des orthographes adoptées par les Judéo-Espagnols eux-mêmes dans leurs publications et créations contemporaines.

Deux écoles se font donc face :

- Madrid (CSIC) et le département de philologie romane de l’université de Bâle, d’un côté,
- la France, l’Allemagne, les Etats-Unis et les Judéo-Espagnols de Turquie et d’Israël de l’autre.

Les « hispanistes » éditent d’importants corpus de textes littéraires, de façon désormais unifiée, mais réservés à un lectorat académique hispanophone. Les autres commencent à enregistrer la parole et les chants, à promouvoir des ateliers mêlant judéo-hispanophones natifs, étudiants et chercheurs, collaborent à des revues communautaires et accueillent les auteurs contemporains.

Intérêts et inquiétudes à la fin du 20e siècle

Dans les années 1970, quelques enseignements universitaires du judéo-espagnol existent dans le monde qui requièrent méthodes et supports d’enseignement. Les « judéo-hispanistes » s’attellent donc à l’élaboration de cours à partir de textes didactisés. La dialectologie, la description de traits linguistiques propres au judéo-espagnol progresse ainsi que la documentation et l’étude du répertoire chanté. De nouvelles revues judéo-espagnoles paraissent. En Israël trois grandes universités s’ouvrent à l’enseignement et à la recherche sur les langues juives. Dans le sillage de la sociolinguistique, on étudie partout les registres et niveaux de langue du judéo-espagnol, et l’on prend désormais en compte toutes ses composantes et non les seuls éléments de source hispanique. La dynamique de la langue est étudiée dans son cadre historique et sociologique et comparée aux autres langues juives, notamment le yiddish.

Dans les années 1980 – 1990 les Judéo-Espagnols s’alarment du fait que leur langue soit réellement menacée. Les communautés qui la parlent encore ne disposent d’aucun type d’enseignement scolaire. Or, si l’on dispose de nombreux lexiques partiels, on ne dispose pas d’une description complète et synthétique de la langue. Les chercheurs offrent alors les premières grammaires du judéo-espagnol, des tableaux de conjugaison et des manuels modernes destinés à l’auto-apprentissage de la langue.

A destination des plus jeunes, les folkloristes publient des volumes de contes. Poussés par l’urgence, les chercheurs documentent tous les états de la langue encore parlée aux Etats-Unis, en Turquie, en Israël, en France... Ils s’intéressent à la gestion du plurilinguisme dans les familles judéo-espagnoles. L’analyse des contacts de langues et de leurs effets permet d’appréhender les phénomènes complexes à l’origine de l’évolution de la langue qui s’avère un excellent laboratoire pour ce type d’étude et pour la linguistique générale. Elle éclaire certains aspects des variations du castillan dans le monde, amène des découvertes dans le domaine des lois qui régissent les contacts de langues et contribue à l’étude de la sprachbund balkanique. L’influence croissante du turc sur le judéo-espagnol éclaire les effets en syntaxe du contact entre des langues typologiquement écartées. D’autres travaux s’intéressent aux marqueurs annonçant la « mort de la langue » aux Etats-Unis et en font un cas d’école.

Le judéo-espagnol sauvé par la recherche ?

Dans les années 2000 les collectes de textes écrits, la constitution d’archives orales à des fins de description linguistique, historique ou musicologique et les travaux antérieurs des romanistes sont exploités. Ils permettent de faire un atlas linguistique du judéo-espagnol et des études diachroniques. Un dictionnaire historique du judéo-espagnol est au début de son élaboration au CSIC à Madrid à partir de corpus textuels et de notes de chercheurs partiellement mis en ligne. Aux Etats-Unis on étudie l’étape post-vernaculaire, alors que les locuteurs luttent contre la disparition de la langue grâce à des plateformes d’échanges numériques. En ethnomusicologie on étudie les effets de la patrimonialisation sur le répertoire chanté, ou le rôle essentiel de la voix chantée des femmes alors que le répertoire masculin disparaît in situ. Les approches sont désormais pluridisciplinaires, on étudie par exemple le rôle de la presse dans la modernisation du point de vue historique, linguistique, littéraire, sociologique. L’exploitation de la presse et les travaux d’édition critique des grandes œuvres judéo-espagnoles se poursuivent à Bâle, à Stanford, à Madrid, à Paris. Les manuscrits familiaux sont confiés aux chercheurs : apparaissent alors des travaux, des mémoires et journaux, des proverbiers glosés inédits qui renouvellent la connaissance des liens entre oralité et écriture. La recherche se consacre à l’étude et à l’édition de ces importants corpus.

En 2020, la langue n’est pas éteinte, mais la crainte de sa disparition et la rupture avec elle de l’accès des communautés judéo-espagnoles à leur histoire et leur littérature progresse. Les mémoires et témoignages des Judéo-Espagnols se multiplient en judéo-espagnol comme dans d’autres langues et apportent comme les récits de vie enregistrés, une vision interne de l’histoire et de la vie sociale des Judéo-Espagnols. La crainte d’une déperdition accélérée de la langue en Turquie et en Israël amène les chercheurs et les locuteurs à collaborer au classement et à la mise en ligne raisonnée d’archives orales bien documentées de manière à pouvoir être exploités par plusieurs disciplines en dehors de la linguistique (JudeoSpanish Oral Archive Cocoon/ CRDO).

En France où réside une communauté judéo-espagnole très active, la langue est en cours de déperdition mais l’intérêt pour elle ne faiblit pas et on s’adresse désormais aux universitaires pour traduire des textes littéraires, des chansons ou des contes vers le judéo-espagnol. A l’Inalco dans le sillage du projet ANR LJtrad qui prend acte du stade post-vernaculaire des langues juives en France et lutte contre leur effacement culturel sont développés des projets de traductions littéraires vers le français, d’une anthologie littéraire bilingue et de textes alignés avec leur traduction.

En conclusion, la façon dont une micro-société invisible intégrée à une société majoritaire dans un monde globalisé lutte contre l’effacement identitaire et les raisons pour lesquelles elle le fait, forment un objet d’étude en soi qui dépasse largement le cadre des recherches en judéo-espagnol.

Marie-Christine Bornes Varol
Directrice du CERMOM EA 4091
Porteure Inalco d’Aliento