Langue et politique chez les Ottomans au XIXe siècle

Malgré quelques travaux existants, considérés par la plupart des historiens comme un simple bulletin officiel, le Takvîm-i vekayi‘ et sa version en français Le Moniteur Ottoman restent une source historique négligée, peu analysée et presque non exploitée dans les travaux sur l’histoire intellectuelle ottomane du XIXe siècle.
Takvîm no 1 en-tete.
Takvîm no 1 en-tête. © DR‎

Or, il s’agit d’un support écrit contenant un grand nombre de textes qui sont l’expression d’une pensée politique collective en mouvement et en cours d’élaboration, trahissant de nombreux tâtonnements conceptuels et terminologiques.
 

Naissance d’une pensée toute nouvelle
 
En traversant des épisodes bien tumultueux, du tournant du XIXe siècle aux années 1830, cette nouvelle pensée et ce langage politique qui sont ceux du réformisme du temps de Selim III (r. 1789-1807) mûrissent pendant plus ou moins quarante ans. Il s’agit de l’expression langagière d’un nouveau paradigme du rapport entre le pouvoir et la population sur laquelle celui-ci exerce son autorité. C’est une pensée politique qui accouche progressivement, à partir de 1826, date de la destruction des janissaires, d’une nouvelle configuration du pouvoir, et forcément, d’un nouveau langage politique qui l’exprime.
 
Concrètement parlant, c’est un système fondé sur les droits et obligations des personnes, définis et protégés par la charia et la tradition, sous la garantie de trois foyers de contre-pouvoir (l’ouléma, les janissaires et les potentats régionaux). Le palais veut passer à un système où le sultan peut redéfinir les droits et les obligations de façon à mobiliser au maximum la population. En d’autres termes, le pouvoir central ne veut plus être limité ni contrôlé par des corps intermédiaires. Les contours de cette nouvelle configuration du pouvoir ainsi que le discours politique qui l’accompagne, l’encadre et le prolonge, se dessinent dans les pages du Takvîmi vekayi‘ et de son édition en français.
 

Takvîm-i vekayi', n° 1
Takvîm-i vekayi', n° 1. Cliquer sur l'image pour l'agrandir. © DR‎


 
Création d’un nouveau vocabulaire politique
 
Trois termes et leurs dérivations marquent ce nouveau langage politique : nizâm (ordre, discipline) avec quelques-unes de ses dérivations grammaticales (nizâmât, nizâmiye, tanzîm qui signifient respectivement régulations, régulier, réorganisation), usûl (manière, méthode, procédure, principe) et cedîd (nouveau) ainsi que ses dérivations müceddid, tecdîd et teceddüdât (rénovateur/régénérateur, renouvellement, rénovations). Les deux premiers termes, nizâm et usûl, figurent souvent dans le cadre d’un rapport associatif avec quelques qualificatifs positifs (hüsn, müstahsen, hasene / hayriye / behiye). Il est à noter que ces trois premiers qualificatifs sont de la même racine arabe que le terme istihsân qui est un concept important de la philosophie politique ottomane dont la traduction en français serait le « bien-être public ».
 
Au-delà du déploiement du terme cedîd ainsi que de ses dérivations, la nouveauté de ce nouveau régime politique est constamment soulignée par les rédacteurs du Moniteur ottoman. Nombreux sont les marqueurs temporels que l’on retrouve dans les textes de la gazette officielle : öteden beri (depuis toujours), evvelki gibi (comme c’était le cas auparavant) ; şimdiye kadar (jusqu’à maintenant) ; usûlden olmuş idi (comme ce fut d’usage), eski usûllerinin tebdîliyle (en changeant leurs anciens usages) ; usûl-i sâbıkalarının tebdîliyle müceddeden tanzîm (ils ont été réorganisés suite au changement de leurs usages précédents), usûl ve nizâmât-ı atîkasının dahi tecdîd (la rénovation de leurs anciens principes et règlements) ou encore icrâsı mu‘tâd olan (comme on avait coutume de mettre en exécution). Les nouveautés introduites sont décrites comme « n’ayant été jamais vues ni entendues » (bir vakitte görülüp işidilmemiş olmağla).
 

Le Moniteur ottoman, n° 1. web
Le Moniteur ottoman, n° 1. Cliquer sur l'image pour l'agrandir. © DR‎



Des marqueurs temporels très présents
 
Ces marqueurs temporels qui semblent tout à fait banals au premier abord ont, en réalité, une fonction rhétorique fondamentale dans la formation du discours politique du Takvîm-i vekayi‘. Certes, toute langue comporte des marqueurs temporels et toute tradition de phraséologie bureaucratique en use abondamment. Mais justement, cela est tellement anodin que l’on oublie souvent de leur prêter attention dans les études de sémantique historique. Or, dans le cas de la gazette officielle ottomane, ce choix de marquer, de souligner la nouveauté et le changement, traduit un nouveau rapport au temps : le présent se distingue, se détache de plus en plus, de ce qui le précède. Il s’en démarque.
 
Souligner la nouveauté en la contrastant avec l’ancien ne passe pas nécessairement par l’usage des marqueurs temporels non plus. Parfois, la nouveauté de la pratique introduite est exprimée par des marqueurs du discours anodins. Plus précisément, il s’agit des connecteurs argumentatifs ise de (même si) et iken (tandis que) qui servent à souligner le contraste avec des usages précédents et par conséquent à articuler et à accentuer le caractère nouveau de la pratique introduite.
 
Un discours politique se forme, se réforme, s’articule non seulement par les changements opérés à travers et dans la terminologie conceptuelle mais aussi par les éléments lexicaux plus usuels, les combinaisons grammaticales les plus ordinaires ainsi que les figures de style communément, sciemment et inconsciemment utilisées. La lecture attentive du Takvîm-i vekayi‘ aboutit à la conclusion qu’à côté de mot-concepts clés, les marqueurs grammaticaux et discursifs à travers lesquels se concrétise la stratégie argumentative des rédacteurs de la gazette officielle doivent aussi absolument être pris en considération dans l’analyse du langage politique. Dans le cas du turc ottoman, la fréquence très élevée de recours aux hendiadys et aux collocations lexicales de diverses formes n’est pas un détail anecdotique mais constitue au contraire la donne de départ méthodologique de l’historien qui s’intéresse aux sens des textes qu’il étudie dans une démarche philologique.
 

C’est la raison pour laquelle une connaissance fine des expressions préfabriquées ainsi qu’une grande vigilance en ce qui concerne leur ancrage pragmatique, c’est-à-dire leur fonction dans un contexte d’utilisation spécifique, doivent constamment guider l’historien dans l’interprétation de ces textes.

S’il n’est pas possible qu’un historien ait toutes les compétences d’un chercheur en études littéraires ou linguistiques, il faut néanmoins que cet état de fait le conduise à être attentif aux aspects rhétoriques et linguistiques de la construction discursive des textes qu’il analyse et surtout à privilégier la prudence et à générer l’humilité dans ses conclusions pour ne pas sur- ou mésinterpréter la charge sémantique de son corpus.
 
 
Özgür Türesay           
Maître de conférences en sciences historiques et philologiques
UMR 7192 -Proche-Orient, Caucase, langues, archéologie, cultures (PROCLAC) - EPHE, PSL
 


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