La solitude des écrivains en langues minorées
La Macédoine. Parmi tous les piétons qui passent autour de moi dans la rue, combien savent ce que ce mot veut dire ? On éprouve une sorte de tristesse quand on pense à la solitude dans laquelle se trouve forcément un grand romancier de Macédoine. Et encore plus si ce romancier n’a pas écrit son roman en vue de bien le vendre, mais pour qu’il dise ce qui n’avait pas encore été dit. Tel est le cas de Venko Andonovski et de son roman, Sorcière‽, qui, en plus, est un roman trop moderne, c’est-à-dire, dans mon jargon personnel, un roman du troisième temps… troisième temps de l’histoire du roman pendant lequel le romancier refuse d’obéir à la forme traditionnelle du roman comme à une nécessité.
Milan Kundera, Préface, in Venko Andonovski, Sorcière‽ (Вештица), traduit du macédonien par Maria Bejanovska, Kantoken, 2014.
La littérature comparée ayant très peu exploré l’aire balkanique, les écrivains des Balkans, dits aussi du sud-est européen, parmi lesquels se rangent les écrivains macédoniens, n’ont pas de réelle réception et demeurent très peu étudiés, malgré une renommée internationale, voire des prix Nobels (Ivo Andrić, 1961). Peut-on avancer comme raison de cet état de l’art la pénurie de traductions ?
Certes non, même si l’on remarque une nette augmentation des traductions à partir de 1989. Des écrivains tels Miroslav Krleža, considéré comme « un monstre de la littérature croate et plus largement centre-est européenne », dont six œuvres furent traduites de 1954 à 1975, sont passés pour ainsi dire inaperçus. La non-réception de cet auteur fera l’objet d’une thèse de 3ème cycle[1]. La présence des littératures étrangères par la traduction n’est donc pas la garantie de leur réception.
Longtemps a été admis, et notamment pour les littératures en langues minorées, qu’une bonne connaissance d’une langue étrangère alliée à celle de la langue française étaient suffisantes pour traduire ces littératures. La connaissance de leurs histoires et une formation disciplinaire n’étaient pas des pré-requis indispensables. Ces traducteurs sincèrement enthousiastes et bien souvent militants, vus comme des « ponts » entre les cultures, pratiquaient selon leurs affinités une sélection des œuvres et leur domestication dans leur traduction, privant certaines œuvres majeures de visibilité, et les heureuses élues de leur originalité. Parfois encore les réécrivaient ou les adaptaient comme en témoigne Milan Kundera stupéfait pour ses propres œuvres. Les préfaces, lorsqu’elles existaient, comparaient le plus souvent l’écrivain à un grand nom de la littérature, tout en soulignant l’absence des qualités littéraires qui faisaient précisément la renommée de l’écrivain de référence !
La littérature balkanique aurait-elle des structures narratives spécifiques ; ses procédés littéraires et ses thématiques la rendraient-elles hermétique à l’analyse contrastive ou à une traduction respectueuse de ses spécificités ? Pour tenter de répondre à cette question, nous avons créé en 2006 un séminaire de recherche sur : « Les Écritures balkaniques[2] ». Afin de dégager les caractéristiques de cette littérature et penser des approches appropriées, ses thèmes majeurs, préalablement identifiés, furent étudiés :
- L’Histoire : l’écriture de la discontinuité historique ;
- Les violences guerrières et génocidaires : l’écriture testimoniale ;
- La mémoire : les écrivains édificateurs de mémoire collective ;
- L’écriture de la dissidence ;
- L’émigration / l’exil / le cosmopolitisme : les écritures de l’exil ;
- Le polyglottisme. Langue et exil ;
- Les influences de l’Occident sur les écritures des écrivains des « périphéries littéraires » ;
- L’oralité : expression de la continuité de l’identité linguistique, culturelle, religieuse et historique.
Passage de l’oralité à l’écriture. Survivance des genres oraux : poésie, théâtre. Circulation et influences entre oralité et écriture.
Cette réflexion visait à confirmer l’existence d’un nouveau genre littéraire : le roman de l’ « étrangéisation », concept que nous avions créé et défini en 1995. Un premier ouvrage collectif (Cahiers Balkaniques n°36-37) fut publié et deux autres sont en préparation. L’approche opérée, dont la validité fut prouvée, renforça l’idée de l’existence d’un vaste champ de recherche inexploré, d’un incontestable intérêt ; et aussi d’une nécessaire prise en compte d’une traduction respectueuse de l’étrangéité des œuvres. Les étudiants formés dans ce séminaire mobilisèrent les acquis et adoptèrent des approches novatrices où littérature et histoire sont inextricablement liées dans leurs propres recherches[3]. L’une des étudiantes, Ornella Todorushi, inspirée de cette démarche, eut l’idée de prolonger la réflexion en créant le Salon du Livre des Balkans en 2010 et rédigea en 2014 sa thèse de doctorat sur « La réception de la littérature albanaise en France : de la vulgate réductrice à la réception créatrice (1970-2011) ».
La réflexion sur les écritures balkaniques portait sur toutes les formes de création. Aussi, avons-nous mis en place un partenariat avec le Festival des cinémas du Sud-Est-Européen, qui fêtera cette année sa 10ème édition. De même avons-nous cofondé un Campus d’été de Langues et Traductions, Francophonie et Itinéraires Slaves (L.E.T.F.I.S.) en partenariat avec l’Université de Poitiers.
Reste que la solitude des écrivains des littératures en langues minorées persiste. Un roman comme celui de Goce Smilevski, Сестрата на Зигмунд Фројд La Sœur de Freud, en français La Liste de Freud, qui remporta en 2010 le Prix européen de littérature et le Prix pour la Culture méditerranéenne, traduit en plus d’une trentaine de langues, avant même de pouvoir être étudié d’un point de vue littéraire subit une virulente critique politique de la part des psychanalystes « défenseurs du Freudisme ». Ce jeune romancier macédonien eut l’audace de traiter de thèmes trop européens et contemporains oubliant qu’il devrait se limiter à l’exotisme de ses origines, ou à son statut d’homo politicus issu de cet « Est » autoritaire, cet « Orient » barbaresque. Si seul dans sa démarche, qu’il n’eut pas même le droit de réponse.[4]
Goran Stefanovski, dramaturge macédonien, a vécu une expérience similaire. Préparant un discours pour le Festival international de Hambourg et réfléchissant à son titre, il s’est vu proposer par ses amis : « Pourquoi l’Est n’est-il plus sexy ? » Se sentant attaqué par cette proposition, il commença à se questionner sur le sens attribué par les Occidentaux au mot « sexy » lorsqu’il sert à qualifier les Européens de l’Est. Interrogation qui l’amènera à rédiger un texte portant sur l’ex-Yougoslavie et les pays de l’Est, où il tente d’établir les différences entre la mythologie de l’Est et celle de l’Ouest, entre deux récits fondamentaux. Publié pour la première fois en français dans le n° 64 d’Alternatives théâtrales : « L’Est désorienté. Espoirs et contradictions », il paraîtra ensuite, avec sa pièce Hôtel Europa[5], sous le titre : « Fables du monde sauvage de l’Est. Quand étions-nous sexy ? » Traduit dans de nombreuses langues, il connaît une grande popularité. Ce qui atteste d’un questionnement partagé.
Kundera énonçait, dans L'Art du roman, que le roman est l'œuvre de l'Europe. Et si les découvertes dans ce domaine ont été effectuées dans des langues différentes, elles appartiennent à l'Europe. La valeur d'une œuvre ne peut être pleinement évaluée et comprise que dans ce contexte supranational. Cependant, pour les écrivains de l'espace sud-est européen la consécration de leur œuvre est toujours soumise à leur reconnaissance par le centre de la littérature européenne : la France, cette « République mondiale des lettres » et Paris le « méridien de Greenwich de la littérature » (Pascale Casanova, 1999), même si ce centre tend à se déplacer vers les États-Unis.
Ainsi ont été traduites de nombreuses œuvres françaises afin que les canons de la littérature française servent de modèle. Georgji Choptrajanov (Choptrayanovitch) ressortira de l’oubli Étienne Tabourot (Étienne Tabourot est un poète français, né à Dijon en 1547 et mort en 1590) en écrivant une monographie tirée de sa thèse de doctorat rédigée en français et soutenue en France (Belvet 1935 et Slatkine 1970). Auteur d’essais en français sur Montaigne, Roman Rolland et Voltaire, d’une grammaire française en serbo-croate et macédonien, il sera le premier traducteur d’œuvres littéraires du français en macédonien. Il créera la première chaire de Philologie romane à Skopje et contribuera à la circulation de la pensée et de la littérature françaises en Europe du sud-est[6].
Dans La République mondiale des Lettres, Pascale Casanova parlant des écrivains issus des contrées éloignées des capitales littéraires souligne la nécessité pour ces derniers de prendre la « mesure du temps littéraire » qui distingue temps réel et temps fictif ou temps central et temps excentré. Ce temps réel se caractérise par l’unification du politique, de l’historique et de l’artistique. Il relègue les autres temporalités (nationales, familiales, intimes…) à l’extérieur de l’espace. Une fois prise la mesure de ce temps, l’écrivain qui veut s’y inscrire en créant une œuvre du « présent » est contraint d’aller à sa recherche pour le ramener dans son pays. Cette quête dit Casanova est « la sortie hors du ‘temps fictif’ dévolu à l’espace national et l’entrée dans la concurrence internationale. » Les écrivains qui se limitent à la temporalité nationale et qui, par conséquent, considèrent les seules normes et les limites nationales assignées aux pratiques littéraires, ne connaissent pas ce temps réel se référant aux lois internationales, ni ses créations les plus contemporaines résultats des révolutions esthétiques. En conséquence, il leur est impossible de connaître le roman qui en tant que genre explore toutes les possibilités de l’être dans sa contemporanéité.
Mais suffit-il de prendre la mesure d’un « temps réel » pour pouvoir s’y intégrer ? Les capitales littéraires réduisent les écrivains de la périphérie à des homo politicus, des journalistes d’opinions, des dissidents ou de simples creusets d’exotisme (Danilo Kiš, Homo poeticus, 1993). Qui, tant qu’ils vivent dans un régime totalitaire, le dénoncent ou font la guerre, sont « sexy ». La littérature européenne, centrée sur elle-même et fonctionnant comme modèle universel, est-elle en mesure de voir ou de recevoir une littérature-monde, qui explore les mêmes thèmes et parfois les mêmes structures narratives, fut-elle écrite en français ?
Nombreux sont ces écrivains à avoir constaté que leurs cultures et leurs histoires littéraires étaient méconnues du lecteur et de l'écrivain français alors qu'eux-mêmes connaissaient parfaitement la culture française et vivaient avec elle, étant biculturels, bilingues, voire polyglottes. Marqués par cette spécificité, les écrivains du sud-est européen oscillent entre un complexe d'infériorité et un complexe de supériorité que l'on retrouvera dans leurs œuvres qualifiées de « difficile à suivre », « difficile à classer » et « ne correspondant pas à l'horizon d'attente des Occidentaux ». Eux-mêmes ne seront que des écrivains à adjectif : « écrivain macédonien » ramené ici à une origine minorisée « tout adjectif ajouté au substantif ‘écrivain’ affaiblit en principe sa signification, le réduit. Je ne voulais pas, et je ne veux toujours pas, être l’écrivain d’une minorité, quelle qu’elle soit. […] j’ai horreur des livres sur les minorités, qui incarnent souvent, à mon avis, le triomphe du sectarisme, un alibi pour ces minorités, ce qui leur confère un caractère extralittéraire et leur assure un accueil auprès du public qui n’a rien à voir avec la littérature. » (Kiš, 1993) Or, leur souhait est d’être reconnus en tant qu’écrivain.
À l’instar de l’expérience des philosophes de la revue Praxis qui avaient fondé au tournant des années 1960 l'École d'Été de l'île de Korcula en Dalmatie où ils dialoguèrent avec Ernst Bloch, Herbert Marcuse, Erich Fromm, Jürgen Habermas, Lucien Goldmann, Pierre Naville, Henri Lefebvre, Kostas Axelos, le Festival International de poésie de Struga : Les Soirées Poétiques de Struga (Струшки вечери на поезијата), créé en 1962, est une expérience unique qui permet la rencontre et la collaboration entre les poètes du monde ayant un même souci de contribuer en temps réel à la création poétique. D’où les premières et les plus nombreuses traductions d’écrivains macédoniens précisément dans le domaine de la poésie. L’heureuse initiative de la Maison d’Europe et d’Orient et d’Eurodram a permis la découverte d’écritures théâtrales « trop modernes », notamment celles de Dejan Dukovski, Žanina Mirčevska, Jordan Plevneš ; des auteurs que le théâtre se félicite d’avoir connus pour leur apport indéniable à cet art.
Je voulais qu’on entende la voix des créateurs qui venaient de cette autre Europe, celle dont on apprend peu dans nos écoles. Celle dont nous, « à l’ouest », avons une idée cruellement partielle et qui, ces dernières décennies, a traversé de grands bouleversements. Les mois passés avec cette écriture et ces préoccupations ont laissé en moi des traces prégnantes. Ma rencontre avec l’œuvre de Dukovski, et avec l’homme, n’aurait pas été possible sans les conseils, les connaissances et le soutien de Dominique Dolmieu et l’équipe de la Maison d’Europe et d’Orient. Je ne peux les remercier assez.
Stuart Seide, préface à Baril de Poudre de Dejan Dukovski, 2020
Ces lieux de rencontres et d’échanges artistiques sont des espaces de co-construction de l’Europe culturelle, trop longtemps divisée.
Frosa Pejoska-Bouchereau
Professeure de langue, littérature et civilisation macédoniennes
Notes
[1] Danica RAJIĆ, « Le problème de la réception de Miroslav Krleža en France », sous la direction des professeurs François De Labriolle et Janine Matillon-Lasić, Université Paris III – Inalco, 1986. Manès Sperber (ex-directeur littéraire chez Calmann-Lévy), dans une interview parue le 7 février 1982 dans NIN, exprimait des regrets semblables à ceux de Kundera :
« J’ai lu Krleža aussi bien en traduction allemande, qu’en traduction anglaise. Parfois je réfléchis sur le sort qu’aurait pu avoir Krleža s’il avait écrit dans une des grandes langues du monde ; combien aurait-il eu de lecteur ? Peut-être n’est-il pas tragique, mais il est souvent triste de constater qu’un écrivain de son envergure, selon moi, l’un des cinq plus grands écrivains de ce siècle, ait si peu de lecteurs en dehors de son pays. » (in D. Rajić)
[2] De 2006 à 2011, 169 interventions furent données par 62 étudiants, 85 enseignants-chercheurs et chercheurs, 15 écrivains et artistes et 7 éditeurs. Ces conférences couvraient 19 domaines linguistiques (albanais 21, arménien 1, biélorusse 1, bosniaque 5, bulgare 12, chypriote 6, croate 6, grec 39, judéo-espagnol 1, macédonien 15, roumain 4, rromani 5, russe 2, serbe 18, slovène 7, sorabe 3, turc 2, ukrainien 6, transversal 15) et 3 champs disciplinaires (littératures 151 ; linguistique 3 ; civilisations 15).
[3] Notamment Christina Alexopoulos, Igor Fiatti, Michèle Justrabo, Alexandre Lapierre, Évelyne Noygues, Nicolas Pitsos.
[4] Cf. https://static.mediapart.fr/files/Goce_Smilevski_reponse_a_Elisabeth_Roudinesco.pdf.
[5] Editions L’Espace d’un instant, traduit de l’anglais par Séverine Magois, Paris, 2005.
[6] Chevalier et officier de la légion d'honneur (France, 1976), qualifié comme l'un des plus grands francophones macédoniens, scientifique de renommée internationale, Docteur honoris causa de Clermont-Ferrand, Paris, Besançon, Franche-Comté. Il était l’ami de Louis Aragon, Claude Aveline, Henri Barbusse, Ferdinand Brunot, Paul Éluard, André Malraux, Roger Martin du Gars, Gaston Roupnel, Elsa Triolet, Tristan Tzara.