Le rapport de l’islam au savoir hier et aujourd'hui

Le CERMOM a le plaisir de vous inviter à la conférence : "Le rapport de l’islam au savoir hier et aujourd'hui" le mardi 11 juin 2024.
Les cahiers de l'islam
Les cahiers de l'islam © Muhammad al-Hilâlî, al-'Unf wa al-huriyya fî l-islâm, Rabat, Nawâfidh, 2016, p.1.‎

Résumé de la conférence

         Une des critiques marquantes dans l’autobiographie de Muḥammad ‘Abduh (1849-1905), un des initiateurs de la pensée réformiste musulmane, porte sur les méthodes de l’enseignement traditionnel religieux, en particulier à al-Azhar. Au moins deux points cristallisent les critiques de ce théologien égyptien : (1) un enseignement privilégiant l’apprentissage par cœur à la compréhension historique des idées et des doctrines ; (2) l’aspect hermétique de cet enseignement aux méthodes nouvelles et à l’évolution des savoirs humains. Ici se pose clairement, chez ‘Abduh, la question du rapport de l’Islam au savoir et à son évolution. Question fondamentale à cette fin du XIXe siècle, comme en témoignent ces mots de Jamāl al-Dīn al-Afghānī (1838-1897), figure incontournable de cette pensée réformiste et qui fut longtemps le compagnon de route de ‘Abduh :

« N’est-il pas surprenant de voir que nos savants […] se vantent d’être des ‘‘sages’’ alors qu’ils ne sont que des incapables, impuissants à distinguer la droite de la gauche ? N’est-il pas surprenant que ces messieurs ne se posent jamais les questions suivantes : ‘‘qui sommes-nous ?’’, ‘‘que faut-il ?’’ et ‘‘qu’est-ce qui nous convient ?’’. L’électricité, les bateaux à vapeur et les chemins de fer dans les gares les laissent indifférents. […] Ils veillent, accroupis devant une lampe à pétrole, durant toute la nuit, pour étudier […] mais il ne leur vient pas à l’esprit de se demander une seule fois : ‘‘pourquoi cette lampe fume-t-elle lorsqu’elle est couverte ?’’  Malheur à un tel sage ; malheur à une telle sagesse ». 

           Pour ces deux figures de la pensée islamique moderne, il y avait urgence à repenser le rapport au savoir et à sa transmission en Islam. Dans le sillage de ces idées critiques, des penseurs musulmans ne cessent de questionner ce rapport. Du pakistanais Muḥammad Iqbāl (1877-1905), qui proposa de faire de l’ijtihād[1] le principe du mouvement en Islam ; à l’égyptienne ‘Ā’isha ‘Abd al-Raḥmān (1913-1998), qui, dans son ouvrage al-Shakhṣiyya al-islāmiyya (La personnalité musulmane), fustigea le conservatisme (al-muḥāfaẓa) et appela au renouveau (al-tadīd) de la pensée religieuse ; en passant par l’iranien Abdelkarim Soroush (né 1945), qui invite encore de nos jours à distinguer clairement entre le texte fondateur de l’Islam, i.e. le Coran, et les interprétations historiques et contextualisées de celui-ci.

Les intervenants

  • Tareq Oubrou né au Maroc, imam et recteur de la Grande Mosquée de Bordeaux, produit, depuis quelques décennies, une pensée théologique et juridique qui déborde le cadre épistémologique des sciences islamiques traditionnelles. S’appuyant ostensiblement sur les sciences humaines et sociales, il soulève de nouvelles questions relatives à la production du savoir en Islam, au droit musulman, aux méthodes de l’exégèse coranique, etc. Il est auteur de plusieurs ouvrages dont (avec Leïla Babès) Loi d’Allah, loi des hommes. Liberté, égalité et femmes en islam (2002) ; Le Coran pour les nuls (2019).

  • Olfa Youssef universitaire tunisienne dont les écrits portent sur le texte coranique, en particulier son aspect polyphonique et polysémique. Voix critique de l’islam radical, elle contribue de nos jours à penser le rapport à l’altérité en contexte islamique et à ouvrir de nouvelles perspectives de lecture du Coran (en particulier par le biais de la psychanalyse). Citons parmi ses ouvrages : Le Coran au risque de la psychanalyse (2007) ; Celles qui sont dépourvues de raison et de religion (Nāqiṣāt ‘aql wa dīn ; 2003[1]) ; Le garçon n’est pas semblable à la fille (2021 ; en référence à Coran 3, 36).

[1] En référence à une tradition attribuée au prophète de l’islam.

  • Abdennour Bidar, Agrégé de philosophie, Docteur en philosophie, Normalien de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud - Haut fonctionnaire (Administrateur de l’État, Inspection général de l’éducation nationale) - Chercheur associé au GSRL (Groupe sociétés, religions, laïcité) de l’École pratique des Hautes Études (Paris) - Membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), nommé par le Président de la République - Chevalier de l’ordre national du mérite - Chevalier de l’ordre des Palmes académiques. Parmi ses ouvrages : Les cinq piliers de l’islam et leur sens initiatique (2023) ; Histoire de l’humanisme en Occident (2014).

  • Kahina Bahloul, est diplômée en islamologie (Ecole Pratique des Hautes Études), elle est spécialisée dans la mystique musulmane et ses recherches portent particulièrement sur la pensée d’Ibn ‘Arabi. Elle s’intéresse à l’universalité du message de l’islam, à la diversité religieuse, à la cosmologie akbarienne et au processus d’évolution de la pensée religieuse en Islam. Elle est également engagée sur la question du ministère religieux féminin et le rôle de la femme dans les lieux de culte en Islam. Elle est l’auteure de Mon islam, ma liberté (2021).

Programme

  • 10h-11h15 : Interroger les impensés

Olfa Youssef fera une introduction générale sur la problématique de relire le Coran à la lumière des savoirs modernes. Elle répondra ensuite aux questions suivantes : 

Que vous inspirent ces mots du Tunisien Mohamed Talbi (m. 2017) : « Lire, interpréter et méditer le Coran avec l’éclairage des sciences dont on dispose ici et maintenant est une tradition permanente au sein de l’Islam, une tradition qui a toujours eu ses partisans et ses adversaires, une tradition qui, aussi, a toujours oscillé entre la mesure et la démesure ».

Selon l’Égyptienne ‘Ā’isha ‘Abd al-Raḥmān (m. 1998) : « La doctrine de l’islam ne reconnait pour aucun humain, y compris les meilleurs des envoyés, qu’il a cerné toute chose par [sa] science. Cela est réservé exclusivement à Dieu »[1], qu’en est-il dans les faits : n’y a-t-il pas des monopoles (notamment sur le savoir religieux) qui s’exercent à l’intérieur de l’Islam et au nom de l’islam ? 

S’interrogeant sur le rapport à l’héritage des premières générations de l’Islam, le Tunisien Abdelmajid Charfi soulève cette question : « Le musulman a-t-il le droit de passer outre les dogmes et les interprétations produits par les générations précédentes dans un contexte historique et culturel qui n’a plus grand rapport avec le contexte actuel ? ». Face au poids de ce patrimoine (turāth) intellectuel, comment refonder ou renouveler une épistémologie musulmane à la lumière des défis contemporains ?

[1] » لا تعترف عقيدة الإسلام لأي بشر، ولو كان من الصفوة الرسل، بأنه قد ’’أحاط بكل شيء علما ‘‘فذلك لله وحده .« 

  • 11h30-12h45 : Approche théologique et normative

Tareq Oubrou fera une introduction générale sur : quelle place la théologie musulmane accorde-t-elle au savoir et à son évolution (une nécessité ?) ? Il répondra ensuite aux questions suivantes : 

Qu’en est-il dans le droit musulman ? 

L’élévation du fiqh en science suprême dans l’histoire islamique n’est-elle pas à l’origine de la marginalisation d’autres champs de la connaissance humaine chez les érudits ?

L’orientaliste italien Giorgio Levi della Vida (m. 1967) parlait d’une « scission malheureuse entre la science religieuse et la science mondaine » en Islam, qu’en est-il réellement ?

Tareq Oubrou sera invité à commenter ce verset et ce hadith :

  1. Si tout est dans le Coran, pourquoi se mettre en quête du savoir ? 

« Nous avons fait descendre le Livre sur toi, comme un éclaircissement de toute chose » (Coran 16, 89).

  1. Le rapport au temps (au savoir ?) et à l’histoire : régression et délabrement ?

« Les meilleurs de ma communauté sont ceux de mon siècle. Au-dessous d’eux seront ceux du siècle suivant, et, au-dessous de ces derniers, ceux du siècle qui viendra ensuite » (hadith, al-Bukhārī).

N’y a-t-il pas, en islam, une vision négative du savoir et de son évolution dans le temps ?

  • Pause déjeuner 

  • 14h-15h15 : Comment renouveler le savoir islamique ? 

Abdennour Bidar fera une introduction générale sur la philosophie de la réforme et celle du mouvement en Islam. Il répondra ensuite aux questions suivantes : 

« Nous ne devons pas avoir honte d’admirer la vérité et de l’accueillir d’où qu’elle vienne, même si elle nous vient de générations antérieures et de peuples étrangers, car il n’y a rien de plus important pour celui qui cherche la vérité, et la vérité n’est jamais vile ; elle ne diminue jamais qui la dit ni qui la reçoit. Personne n’est avili par la vérité ; au contraire, on est ennobli par elle » (al-Kindī, mort en 873). 

Que pensez-vous des controverses en contexte islamique sur la nécessaire ouverture aux sciences humaines et sociales dans les formations religieuses ? 

La condamnation (parfois indistincte) de toute innovation (bid‘a) dans des sources musulmanes n’est-elle pas un frein au renouvellement du savoir ? 

Comment comprenez-vous cette parole attribuée au prophète de l’islam : « Toute innovation est égarement » (kull bid‘a ḍalāla) ?

Un commentaire sur ces mots de M. Iqbāl : « « Ne t’emprisonne pas dans les chaînes de la destinée ; il y a toujours une voie sous les cieux. Si tu en doutes, alors lève-toi et vois que dès que tu te mets en route, un monde entier s’ouvre devant toi ».

  • 15h30-16h45 : L’ijtihād au féminin

Kahina Bahloul fera une introduction générale sur la participation des femmes à la vie intellectuelle au sein de l’Islam, hier et aujourd’hui. Elle répondra ensuite aux questions suivantes : 

Que pensez-vous de ces mots de ‘Ā’isha ‘Abd al-Raḥmān : « On ne peut dire d’aucun savoir humain qu’il est définitif et qu’il n’y aurait rien de nouveau à y examiner et à découvrir »[1]

Où en est la question de l’ijtihād en Islam depuis ces lignes écrites par M. ‘Abduh : « Ma voix s’éleva pour […] libérer la pensée des jougs de l’imitation (taqlīd), à comprendre la religion comme la comprenaient les premiers musulmans, avant que les dissensions (khilāf) n’eussent surgi entre eux ; à remonter à ses sources premières […] » ?

Selon al-Shāṭibī (m. 1388) les cinq finalités de la Révélation sont la préservation : de la religion, de la vie, de l’intellect (‘aql), de la progéniture et enfin des biens. Quelle est la place du savoir dans ces finalités ? Préserver l’intellect/la raison est-ce promouvoir le savoir (pluriel) ?

[1] »وما من عِلْمٍ بشري، يمكن أن يقال فيه إنه نَضِجَ واكتمل، وأُغْلِق بابُ البحث فيه فما عاد ينتظر جديدا « 

Organisateur 

  • Youssouf Sangaré, Inalco, CERMOM