Des claviers dans la brousse : comment les nouvelles technologies modifient le travail du linguiste de terrain au Vanuatu
Le Vanuatu est un petit archipel du Pacifique Sud (environ 290 000 hab.) où sont parlées plus de 130 langues vernaculaires à tradition orale. Depuis la fin des années 2000, les nouvelles technologies, déjà partiellement présentes dans la capitale (il y existait notamment un cybercafé historique) se sont répandues progressivement dans les îles, des téléphones portables (et plus spécifiquement, des smartphones) aux ordinateurs portables et à la connexion internet.
En une douzaine d'années de recherche sur trois langues du Vanuatu, j'ai pu constater comment l'arrivée graduelle des nouvelles technologies (quasi inexistantes en 2007, omniprésentes de nos jours) dans le pays a modifié ma façon de travailler, que ce soit sur le terrain même, ou en amont et en aval des enquêtes.
Des rapports avec les communautés...
Un premier effet apparemment anodin, mais qui modifie notablement les rapports avec les informateurs, est le fait que le matériel (enregistreurs, écouteurs, ordinateurs portables) leur paraît aujourd'hui moins étrange et intimidant, ce qui lève une partie des inhibitions et facilite le travail quotidien.
Mais l'impact le plus négatif pour le travail de terrain est également social. Ces nouveaux moyens de communiquer et de se distraire ont le même effet au Vanuatu que partout ailleurs : les gens sont rivés à leur téléphone et, dans une moindre mesure, à leurs ordinateurs et interrompent plus souvent les séances de travail pour échanger par téléphone ou texto.
Par ailleurs, l'enregistrement, la transcription, la traduction de textes, les séances de travail avec des informateurs ne sont qu'une partie du travail réel du linguiste, et ne peuvent suffire à l'acquisition de la langue ni à fournir assez de données pour une bonne description de langue. Il faut absolument se joindre aux gens, passer du temps à parler avec eux, à les écouter, à leur poser des questions, etc., joignant ce faisant l'utile à l'agréable.
Or ces moments vécus avec les locuteurs ont souvent un peu changé de nature. Lors d'un séjour sur l'île de Gaua en 2015, les soirées (typiquement le moment de la journée où ont lieu des interactions linguistiques en groupe, hommes et femmes, adultes, adolescents et enfants réunis) étaient très fréquemment consacrées à regarder des films ou vidéos (en anglais) sur un ordinateur portable. Tous les phénomènes de modification de la sociabilité bien connus en Occident se retrouvent à l'identique sur le terrain, et altèrent fatalement la façon dont on peut travailler avec les gens sur place, sans qu'on puisse s'en plaindre : on ne peut pas empêcher les gens de vivre et de se distraire...
...aux conditions techniques de travail...
En parallèle, les conditions techniques de travail se sont nettement améliorées. Un exemple : beaucoup de gens ont investi dans de grands panneaux solaires et de grosses batteries, et monnaient le droit de charger des appareils électriques, alors qu'il était encore assez difficile de charger suffisamment de piles pour utiliser quotidiennement un bon enregistreur à la fin des années 2000.
Une fois le travail de terrain terminé, les réseaux sociaux permettent aussi d'une part de garder le contact, et d'autre part de vérifier des données à distance, ce qui est crucial, car il est rare de pouvoir disposer en Europe d'un informateur locuteur de la langue sur laquelle on travaille (sans même parler d'un bon informateur) pour des vérifications urgentes. Entre mes premiers séjours de terrain, il me fallait planifier des séances téléphoniques de travail à l'avance (il n'y avait qu'un téléphone public dans le nord de l'île, situé à plusieurs kilomètres du village de mon informatrice), et ces appels étaient dépendants des aléas climatiques, et de la qualité fluctuante du réseau téléphonique. Je communique aujourd'hui régulièrement par le biais des réseaux sociaux avec différents informateurs vivant dans les villages, et si une communication orale est nécessaire, la logistique d'organisation d'un appel est beaucoup moins lourde, la quasi-totalité des îles étant maintenant couverte par le réseau téléphonique, et presque tout le monde possédant un téléphone portable. Cela permet aussi aux informateurs de réfléchir et de rajouter des éléments a posteriori, et qu'il en reste une trace écrite.
... et à la théorie
Enfin, et c'est le plus intéressant, l'arrivée des nouvelles technologies (téléphones portables, et plus tard l'internet) a fait entrer massivement la population dans l'écrit en langue vernaculaire (et en bislama). Rappelons qu'il s'agit là de cultures à traditions orales. L'éducation se fait en anglais ou en français, et dans certaines îles, la majorité de la population ne dépasse pas l'école primaire. Il y a 15 ans, en milieu rural, l'écrit en langues vernaculaires ou en bislama était cantonné à la Bible et à quelques affiches parfois placardées dans les villages pour annoncer une fête ou une cérémonie dans la localité voisine.
Actuellement, les gens échangent quotidiennement des messages dans leur propre langue. Je constate d'ailleurs, dans les communautés que je connais, un renouveau de l'intérêt pour l'écriture en langue vernaculaire et sa normalisation : des ateliers sont organisés dans les écoles, des groupes de discussion sont créés sur Facebook, expressément axés sur la pratique de la conversation écrite en langue vernaculaire. Cela ouvre des perspectives fort intéressantes pour une linguiste. Ces nouvelles pratiques langagières, leurs rituels et passages obligés, les modalités de l'humour en ligne, ainsi que l'ingéniosité des néographies mises en œuvre sont des objets linguistiques passionnants à étudier.
Il nous faut d'ailleurs, à la lumière de ce nouveau type d'écrit(s), remettre en cause les propositions d'alphabet et le matériel d'alphabétisation réalisés avant l'arrivée de ces nouvelles technologies. Depuis au moins vingt ans, il est demandé aux linguistes de contribuer à l'alphabétisation en langue vernaculaire, en produisant du matériel pédagogique (livres d'histoires, abécédaires, lexiques), mais la portée de celui-ci était jusque-là essentiellement symbolique, car cela ne correspondait pas aux usages. Je constate ces derniers temps un regain d'intérêt pour ces documents dans les villages avec lesquels je travaille. Mais nombre d'alphabets créés par les linguistes depuis des décennies pour les langues vernaculaires du Vanuatu incluent des caractères spéciaux, des diacritiques suscrits (notamment des macrons sur les voyelles et les consonnes nasales) ou souscrits, qui ne sont pas simples à produire sur des smartphones ou des claviers d'ordinateurs (lesquels sont en général prévus pour un public anglo-saxon, puisqu'en provenance d'Australie et de Nouvelle-Zélande).
Tous les exemples ci-dessous ont été produits sur Facebook par des locuteurs du sungwadia (parlé dans le nord de l'île de Maewo). Dans l'exemple 1, on constate que la graphie choisie pour le phonème [ŋ] est "ng", en remplacement du "n̄" proposé par les traducteurs de la bible, puis les linguistes (qui auraient écrit: "Karen̄a veti doqala tea").
- Karenga veti dokwala tea... : "Ne dis pas ça..."
Il est bien sûr toujours possible aux utilisateurs de se débrouiller, mais l'ergonomie de ces alphabets n'est vraiment pas optimale, et si les linguistes souhaitent que leur travail serve réellement aux communautés, il est essentiel de prendre en compte ces nouvelles contraintes techniques.
Plus généralement, les orthographes n'étant pas normalisées, ce nouveau type de corpus nous renseigne aussi sur la perception phonologique et morphologique que les locuteurs ont de leur langue. Alors que des ateliers entrepris avec les locuteurs sur le terrain ne permettent pas toujours de choisir entre une notation phonétique (un graphème = un son) et une notation phonologique (un graphème = un phonème), les corpus récoltés en ligne semblent indiquer certaines tendances pour chaque problème.
L'exemple 1 montre comment le phonème complexe [kw] est en général noté "kw". L'unique graphème "q" proposé par les traducteurs de la bible puis les linguistes, est plus conforme à la phonologie, car la séquence de sons [kw] constitue une seule entité phonologique. Mais il est moins intuitif, et les locuteurs ne l'ont pas adopté.
Mais par ailleurs, dans l'exemple 2, le mot prononcé [mbastau] est orthographié "pastau" et non "bastau" (orthographe proposée jusque-là par les traducteurs bibliques et les linguistes), ni "mbastau" (qui serait l'orthographe phonétique).
- Nau masahita, pastau kakaka nau ta wia nga : "J'étais malade, mais maintenant je vais mieux".
Le son [p] n'existe pas en sungwadia, mais il faut chercher l'explication dans le bislama, le pidgin que la quasi-totalité de la population du Vanuatu parle en plus d'une ou plusieurs langues vernaculaires. En bislama, les [p], les [b] et les [mb] sont complètement interchangeables, et de ce fait, les graphies "p", "b" et "mb" aussi. Ce fait linguistique se transfère souvent dans les pratiques graphiques en sungwadia.
Sur le plan morphologique, les corpus récoltés en ligne nous renseignent aussi beaucoup. Ainsi, la particule énonciative nga de l'exemple 1 est collée au mot précédent, ce qui lui arrive souvent dans ces attestations en ligne (mais pas toujours, cf. exemple 2), alors que d'autres, comme la particule va, ne le sont jamais à ma connaissance. Pourtant rien ne permet a priori de distinguer les deux morphologiquement.
Les exemples 3 et 4 montrent, chez un même locuteur, l'hésitation de segmentation du paradigme des marques personnelles obliques après les prépositions. Ici après la préposition "min" qui introduit les bénéficiaires et destinataires, la marque de deuxième personne singulier est soit "iko" (après haplologie éventuellement?), soit "niko". Les deux options sont bien représentées dans le corpus.
- Risoata wia min niko : "Bon après-midi à toi!"
- nikon ete na nogu email tewa nau mo soragi miniko : "Tu verras l’e-mail que je t'ai envoyé"
Les linguistes, participant de facto à la normalisation linguistique en produisant du matériel pédagogique en langue vernaculaire, doivent donc probablement faire des compromis et s'adapter, sur chaque point, aux pratiques des communautés.
Si l'arrivée des nouvelles technologies au Vanuatu n'a pas modifié le cœur du travail du linguiste, elle en a cependant, on le voit, affecté de nombreux paramètres: des aspects techniques aux aspects sociaux du travail de terrain, des préoccupations terre-à-terre du quotidien aux objets même de recherche.
Agnès HENRI
Domaines de recherche : linguistique océanienne (Vanuatu)
Adjointe aux collections de la Société de Linguistique de Paris
Membre du LACITO (CNRS UMR 7017- Langues et civilisations à Traditions Orales)