De la lutte pour l’indépendance jusqu’à aujourd’hui : une brève histoire de l’éco-nationalisme ukrainien
Si l’histoire retiendra surtout comme principaux facteurs du processus ayant conduit à ce moment historique la question des nationalités et l’échec de la perestroïka, la marche du pays vers la liberté doit aussi beaucoup aux préoccupations environnementales d’une population traumatisée par l’accident nucléaire de Tchernobyl, survenu en 1986.
La combinaison des aspirations indépendantistes et écologistes a donné naissance à un mouvement dit « éco-nationaliste », qui a connu diverses mutations au cours de son existence.
L’indifférence des autorités soviétiques aux questions environnementales
L’écologie et la protection de la nature ont connu en Ukraine un itinéraire souvent chaotique, dans une économie très marquée par les héritages marxistes-staliniens.
Soumise à l’arbitraire d’un régime ne se préoccupant préoccupaient guère des conséquences sur le long terme d’un développement extensif dans une périphérie rurale pilier d’une économie d’empire, l’Ukraine a connu, dès les années 1930 une industrialisation massive de son territoire, encouragée par une planification quinquennale brutale. Collectivisations forcées, famines artificielles, déportation des ruraux, industrialisation à outrance et expériences agronomiques désastreuses se révèlent particulièrement nocives pour l’environnement ukrainien.
Si la sauvegarde de l’environnement n’est pas totalement occultée en URSS, elle ne peut toutefois prendre, comme en Occident, la forme d’un mouvement civique. Totalitaire et hostile à toute forme d’initiative échappant à son contrôle direct, l’État soviétique préfère s’appuyer des organisations de conservation qui lui sont directement affiliées. Fondé en 1946, le Comité d’État pour la protection de la société représente l’une des plus importantes organisations environnementales de l’URSS.
Néanmoins, cette instance n’est que rarement consultée lors des prises de décision. Loin de défendre la nature, elle participe au contraire au processus de légitimation des derniers grands projets de transformation et de conquête du territoire naturel, devant parachever l’édification du « paradis des travailleurs » soviétique. Il faut attendre le début de la pérestroïka pour voir les autorités soviétiques, jusque là insensibles aux problèmes écologiques, comprendre qu’il est nécessaire de revoir leur grammaire environnementale.
L’écologie à l’heure de la perestroïka
C’est à partir de la brève période d’exercice du pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991) que l’on sent véritablement que glasnost et perestroïka riment avec prise de conscience et reformulation de l’impératif écologique en URSS. Essoufflée par sa compétition acharnée contre le bloc occidental, la puissance soviétique dont hérite Gorbatchev est en perte de vitesse. Non seulement le système économique n’est plus en mesure de se maintenir dans la course aux innovations techniques et de résister à la baisse spectaculaire des cours du pétrole dès 1979, mais l’idéologie communiste montre ses limites – en témoignent la multiplication des œuvres dissidentes comme celles de Soljenitsyne. Afin d’éviter l’implosion, l’URSS n’a d’autre choix que d’adapter une nouvelle stratégie. Elle fera de la sauvegarde de l’environnement l’un des axes de sa politique de restructuration. En effet, l’écologie se révèle déterminante pour la perestroïka.
En embrassant une cause devenue mondiale, l’URSS aspire à prendre la tête d’un mouvement de contestation anti-capitaliste déjà bien implanté en Europe occidentale, rehaussant ainsi le prestige de l’idéologie soviétique.
Dans un contexte de stagnation économique, l’écologie apparaît, de plus, comme un moyen de relancer et de réorienter l’innovation technologique vers la renaissance et la diversification énergétique. La perestroïka peut affirmer, grâce à l’écologie, un choix sectoriel radicalement différent de celui hérité des modèles staliniens. Il ne s’agit plus de placer au cœur de la croissance des mangeurs d’acier comme le complexe militaro-industriel et le secteur extractif, mais bien de relancer les industries légères clés et la consommation.
La perestroïka ayant pour principal objectif la transformation de l’URSS en un « État de droit » où le système bureaucratique serait expurgé de ses lourdeurs, la protection de l’environnement serait avant tout pour Gorbatchev un moyen de démocratiser la société soviétique. La « révolution verte » s’opère à travers la réintégration progressive des acteurs « dissidents » jadis blâmées par le régime pour leur « idéalisation contemplative » de la nature. En les autorisant à accéder à nouveau aux canaux d’information, le pouvoir entend faire de ces acteurs un instrument de légitimation politique. Certes, les critiques des dissidents à l’encontre des dysfonctionnements administratifs se font désormais entendre, mais elles participent à l’auto-régulation du système soviétique plutôt qu’elles ne le menacent.
Enfin (et ce n’est pas la moindre des raisons), il s’agit, à travers la réconciliation de l’homme et de la nature, d’accentuer la décentralisation du pouvoir. Cette stratégie ouvre aux nationalités la voie vers la réappropriation de leur environnement immédiat. Elle permet surtout d’apaiser et de minimiser la montée des nationalismes au sein de l’Union. L’environnement est donc utilisé par la propagande soviétique. Comme son peuple, celui-ci serait le fruit d’une combinaison harmonieuse des éléments culturels nationaux et écologiques. Ce glissement rhétorique se veut clair : défendre l’environnement induirait ainsi l’idée de préserver le patrimoine remarquable d’une « patrie naturelle » idéalisée par l’idéologie communiste. Ce qui aboutirait in fine à une justification renouvelée du bien-fondé du collectivisme et du nationalisme pour se protéger de l’Ouest, présenté comme hostile aux idéaux écologistes.
Pieux en apparence, ce vœu cache mal le fait que la question environnementale reste suspendue à une démarche élitiste d’un parti communiste aux abois. À partir de la fin des années 1980, la politique environnementale gorbatchévienne déstabilise l’Union plus qu’elle ne la consolide.
Zelenij Svit : la défense de l’environnement ukrainien comme rejet définitif de l’URSS
Le 26 avril 1986, au nord de Kiev, le principal réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl entre en fusion et s’effondre, entraînant d’importantes retombées nucléaires sur la partie sud-ouest du territoire soviétique.
Catastrophe environnementale d’une ampleur encore jamais vue, l’onde de choc de Tchernobyl dépasse le simple dysfonctionnement d’une filière de pointe soviétique. La menace nucléaire, jusqu’alors identifiée comme une menace militaire extérieure, montre à l’issue de cet évènement un tout autre visage : celui d’un ennemi intérieur.
Imputable aux manquements des dirigeants de l’Union, accusés d’empoisonner leurs concitoyens, la catastrophe de Tchernobyl devient très vite le catalyseur d’une prise de conscience environnementale généralisée. Ne pouvant plus disposer, du fait de la glasnost, de leviers d’action suffisants pour contenir les réactions publiques, l’élite dirigeante ne peut entraver la création de mouvements et collectifs citoyens qui rejettent le nucléaire en URSS. Au départ dubitative quant aux effets réellement bénéfiques des réformes de la pérestroïka sur le plan environnemental, la population ukrainienne découvre qu’elle plus qu’un simple otage de l’atome. La radiophobie naissante ressuscite un anti-soviétisme militant.
Le 28 décembre 1987 est fondée, sur la base d’un agrégat d’associations scientifiques, clubs ethnographiques et cercles littéraires, l’association Zelenij Svit (Monde Vert). Elle devient l’épicentre du combat environnemental. Bien qu’hostile au pouvoir, Zelenij Svit va toutefois, dans un premier temps, se présenter comme une association loyaliste.
Le 29 mars 1988 est organisée conjointement avec l’Union des écrivains d’Ukraine la première conférence publique de Zelenij Svit, pour exprimer l’inquiétude de l’association quant au bureaucratisme qui entrave la gestion de la catastrophe de Tchernobyl. Les autorités ukrainiennes laissent faire parce qu’elles considèrent Zelenij Svit comme un cercle de réflexion indispensable dans un contexte où le principe de « sécurité écologique » est devenu crucial.
Rendue possible grâce à la pérestroïka, la circulation des informations permet chaque jour d’élargir un peu plus l’influence de l’association. Le 13 novembre 1988, plus de 10 000 personnes se rassemblent à Kiev à son appel pour réclamer la tenue de référendums sur la construction de nouvelles centrales électriques en Ukraine mais aussi la constitution d’une « Rada Verte » – autrement dit une véritable participation des écologistes aux décisions centrales. Pour la première fois, cette mobilisation de masse montre qu’il est possible de battre en brèche la politique autoritaire soviétique et de développer une démarche singulière capable de mobiliser en nombre les citoyens.
Un nouveau discours environnemental identitaire se met en place autour de Zelenij Svit. En effet, Tchernobyl est bien plus qu’un traumatisme. C’est une véritable rupture qui débouche sur des propositions concrètes pour s’adapter graduellement à une sortie du nucléaire, permettant de lier la question de la préservation du territoire à celle de la nation ukrainienne. « À bas le colonialisme soviétique ! » : c’est par ce célèbre slogan que l’on peut résumer le tournant nationaliste de l’activisme environnemental ukrainien. Par la diversité des champs d’action et la rhétorique nouvelle de l’éco-nationalisme, Zelenij Svit contribue à créer un appel d’air pour d’autres mouvements d’orientation nationaliste et démocratique.
En négociation depuis 1987 avec différents mouvements nationalistes pour trouver des solutions écologiques dans une future Ukraine souveraine, Zelenij Svit participe à la création en 1989 du Mouvement populaire d’Ukraine pour la pérestroïka (RUKH), auquel il s’allie. La tenue d’élections semi-libres en 1990 permet à Zelenij Svit d’obtenir 7 députés à la Rada, dans le cadre du RUKH qui obtient 15 sièges au total.
L’écologie, bien que séductrice pour une grande partie de la population, ne constitue pas l’élément décisif qui contribua à porter le RUKH à la Rada. Le succès du parti s’explique plutôt par la convergence des revendications qu’elle a réussi à catalyser : des positions anti-nucléaires, un choix d’indépendance et une volonté de désoviétisation. Le 16 juillet 1990, la décision finale de la Rada du 16 juillet 1990 sur la souveraineté politique de l’Ukraine est approuvée.
Face au putsch du 21 août 1991 fomenté par l’élite conservatrice communiste, une dernière mobilisation constitue l’ultime argument des écologistes pour faire voter à l’élite communiste ukrainienne la déclaration d’indépendance, le 24 août. Chef de file du mouvement Zelenij Svit, Iouri Chtcherbak a selon toute vraisemblance été désigné comme mandataire pour annoncer la nouvelle au Conseil suprême de l’URSS. Un ouvrage présentant l’histoire du mouvement rapporte, sans doute avec exagération, cet événement :
Le discours s’est déroulé dans le plus grand silence. Il a dit que l’URSS s’était effondrée, que l’empire avait été détruit. Mikhaïl Gorbatchev, alors président de l’URSS, est devenu violet et s’est évanoui.
De l’impasse post-soviétique à la résurrection ultranationaliste
Prometteuse, la mouvance écologiste remporte plusieurs succès dans l’Ukraine indépendante. Portefeuilles ministériels, institutionnalisation le 28 juin 1990 du Comité de la Rada pour la politique environnementale de l’Ukraine, rapprochement avec le Parti des Verts Européen en 1993 : ces décisions politiques laissent augurer de véritables opportunités d’actions en faveur de l’environnement.
Toutefois, le processus prit rapidement fin. Pour compenser les effets du divorce avec l’URSS et faire face aux besoins économiques immédiats imposés par la transition vers un modèle libéral, l’Ukraine se détourne progressivement des questions écologiques et des revendications de Zelenij Svit, transformé en décembre 1990 en Parti des Verts d’Ukraine. Autrefois à l’avant-garde de l’éco-nationalisme, l’Ukraine ne parvient pas à surmonter les reconfigurations politiques et systémiques de l’ère post-soviétique, dominées par l’oligarchie prédatrice et la transition vers une économie capitaliste de marché. Relégué au second plan du débat public, le Parti des Verts ukrainiens ne parvient pas à s’imposer lors des différentes élections législatives organisées dans le pays.
Bien que marginalisé au cours des années 1990 et 2000, l’éco-nationalisme semble toutefois retrouver implicitement un rôle dans les composantes du champ politique ukrainien post-Maïdan. Les ultra-nationalistes y trouvent un champ d’action à investir pour se distinguer des autres partis.
La nouvelle écologie professée par les partis d’extrême droite comme le Corps National (issu du régiment Azov) et son aile verte le Corps Écologique est animée par la volonté de rassembler les Ukrainiens autour d’une « Dignité Verte ». Si cette rhétorique empruntée au Maïdan donne lieu à différentes initiatives militantes telles que le nettoyage des espaces verts, la traque des individus responsables de maltraitance envers les animaux ou encore l’opposition violente aux différents projets d’infrastructures illégales qui fleurissent en Ukraine sous l’influence de politiciens jugés corrompus, elle épouse toutefois une représentation radicale au service d’un idéal réactionnaire et darwinien.
L’écologie profonde et l’écofascisme tiennent une place fondamentale dans la construction idéologique de certains de ces mouvements. Parce que la nature représente des valeurs traditionnelles fertiles qui ne peuvent être transgressées par la modernité, et qu’elle est le lieu d’affirmation d’une « culture ukrainienne ancestrale », les nouveaux éco-nationalistes ukrainiens plaident pour un renouveau vitaliste de l’ancienne culture ukrainienne qui prendrait en compte les éléments « sauvages » de son environnement.
Cette attitude correspond à une ré-identification romantique aux communautés tribales proto-slaves ou à la Rus, comparables à celles du mouvement völkisch allemand des années 1930. Soutenant que « la Nation constitue la forme la plus optimale de l’existence humaine » –, le nationalisme ukrainien entend ainsi revenir, à travers la défense de l’environnement, au sens premier de la nation étatique : la synthèse territoriale et politique.
Adrien Nonjon, doctorant en Histoire au sein du Centre de Recherches Europe(s) Eurasie (CREE) de l’Inalco.
Illustration en tête d'article : Les militants écologistes ukrainiens se sont alliés aux nationalistes pour exiger que le pays prenne son indépendance vis-à-vis de l’URSS, célébrée ici à Kiev le 25 août 1991, au lendemain de sa proclamation. Anatoly Saprononekov/AFP. DR.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.