Carnet de mission après un séjour de recherche à Harvard
L’université de Harvard (Boston, Massachusetts) m’a invité à participer à un semestre de recherche (janvier-juin 2018), dans le cadre de la Starr fellowship en Études juives. Six chercheurs provenant d’universités américaines, israéliennes, européennes, étaient appelés à travailler sur un thème commun, les « langues et littératures juives » : l’araméen des premiers siècles de l’ère chrétienne, le judéo-arabe et le yiddish pour les époques médiévale et moderne. Je me suis occupé des textes rédigés en italien littéraire (toscan) par les Juifs à la première époque moderne (16ème-17ème siècles).
Des séminaires collectifs hebdomadaires étaient les moments privilégiés de rencontre et d’échange parmi les chercheurs du groupe, auxquels se joignaient régulièrement des enseignants de Harvard et d’autres universités de l’aire de Boston (M.I.T., University of Boston, Brandeis University, Boston College, etc.) ainsi que des doctorants. Le groupe de travail était coordonné conjointement par le Center for Jewish Studies et le Department of Comparative Literature de l’université de Harvard.
La permanence relativement prolongée dans une université américaine suscite bien entendu des réflexions sur les différentes manières de concevoir l’enseignement des études hébraïques et juives des deux côtés de l’Atlantique.
Il est intéressant de remarquer qu’à Harvard – comme dans toutes les grandes universités américaines – les études juives ne sont pas organisées au sein d’un département, comme à l’Inalco et dans d’autres établissements français, mais elles font référence à différents départements, selon les spécialisations disciplinaires respectives : les spécialistes d’histoire juive travaillent au sein du département d’histoire, la philosophie juive est proposée parmi les enseignements du département de philosophie, des cours de droit hébraïque (Talmud et droit rabbinique) sont impartis à la Law school. Le Center for Jewish Studies a une simple fonction de coordination parmi ces différents enseignements, en plus d’informer sur les nombreuses conférences de professeurs invités.
Même dans une université d’inspiration juive comme Brandeis, les études juives sont associées à celles du Moyen-Orient – principalement mais non exclusivement la langue et la civilisation arabes – puisqu’on y trouve un Department of Near Eastern and Judaic Studies.
La formation des étudiants diplômés à l’Inalco et dans une université américaine est par conséquent sensiblement différente : un étudiant Inalco aura une maîtrise de l’hébreu moderne, écrit et parlé, bien plus poussée que ses collègues américains ; à l’Inalco, en effet, plusieurs cours (y compris de civilisation) sont très tôt – à partir de la 2e année de licence dans certains cas – dispensés en hébreu ; une modalité impensable aux États-Unis. L’étudiant Inalco aura en outre une connaissance plus complète des différents aspects et périodes de la civilisation juive ; en revanche, l’étudiant américain sera probablement capable de situer ses connaissances spécialisées dans le domaine des études juives dans un contexte plus riche et articulé, et il possédera une méthodologie plus mûre, grâce à sa formation généraliste. Des atouts précieux pour se lancer dans la recherche.
Certains dispositifs mis en place à l’Inalco visent justement à permettre des horizons culturels plus amples tout en gardant un fort degré de spécialisation. La licence d’hébreu avec arabe en mineure, ou la double licence arabe-hébreu, par exemple, essaient de répondre à cette exigence. Quant au Cermom (Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient et la Méditerranée), une de ses raisons d’être est justement de promouvoir et encadrer les recherches transversales sur les mondes et les cultures juive, arabe, turque et persane.
Autrement dit, nous essayons de prendre les meilleurs côtés de deux inspirations pédagogiques et scientifiques, la spécialisation et l’ouverture, qui peuvent, et doivent, être complémentaires.
Alessandro Guetta