Les Explorateurs #1: retour sur le récit d'un voyage africain du Mozambique au Rwanda

27 octobre 2023

Fondation

La Fondation Inalco a lancé un projet passionnant et captivant pour les amateurs de voyages et de découvertes culturelles : les Explorateurs. L'objectif de ce projet novateur est de renouer avec la tradition des récits de voyages des grands explorateurs des Langues O' d'une manière résolument contemporaine. Pour cette première aventure, la Fondation a proposé à l'écrivain voyageur diplômé de l'Inalco en chinois, Eric Dugelay, également connu sous le nom de plume Tanguy Piole, de relayer en direct son expérience de voyage en terre swahilie à travers un "blog de voyage" accompagné de superbes photographies.
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Asphalte couleurs © Eric Dugelay - Tanguy Piole ‎
Contenu central

Dans le cadre de ce projet "Les Explorateurs", Éric Dugelay a partagé son voyage africain, du Mozambique au Rwanda, avec les lecteurs, offrant ainsi une immersion dans sa démarche exploratoire. Au mois de septembre 2023, ses récits et ses photographies ont été publiés deux fois par semaine, permettant aux lecteurs de suivre régulièrement sur les réseaux sociaux de la Fondation Inalco ses découvertes et ses aventures.
 
Ce voyage en terre swahilie fut le point de départ de cette aventure immersive et enrichissante. Les lecteurs ont eu la possibilité de découvrir la diversité culturelle des régions visitées, d'explorer des paysages époustouflants, de rencontrer des populations locales et d'être transportés par les récits passionnants de l'auteur. Chaque post est une fenêtre ouverte sur le monde, offrant un regard intime sur les merveilles et les défis du voyage.

En partageant ces récits de voyage, la Fondation Inalco s'est engagée à promouvoir la passion pour les voyages et à célébrer la richesse des cultures du monde. Les lecteurs ont ainsi l'opportunité de s'évader, de s'inspirer et d'en apprendre davantage sur les destinations fascinantes explorées par l'auteur.

Retrouvez ci-dessous le récit de l'écrivain voyageur Eric Dugelay dans son voyage africain du Mozambique au Rwanda et restez à l'affût de futurs récits captivants.

Série des Explorateurs - Récit d’un voyage africain du Mozambique au Rwanda

Post 1/12 : Jour J-45, une commande ! 

Eric Dugelay - Tanguy Piole
Les Explorateurs #1 © Eric Dugelay - Tanguy Piole ‎

Une commande de la Fondation Inalco pour un périple africain ! Joie et questionnement. Les Langues Orientales ? Au 2 rue de Lille, je ne suis reconnu que par quelques-uns, encore est-ce pour mon passage en langue et civilisation chinoises ! Alors ? Devrai-je renouer avec le vocabulaire de l’entreprise, trente-cinq années de mon existence ? La proposition de service, l’injonction de la livraison, les délais à tenir, le rétro-planning ? Pourrais-je continuer à appeler ma nouvelle vie un tout : vivre, lire, écrire ? Dans l’écriture, je suis en off, je décroche, alors ? Faudra-t-il renoncer au « s’abandonner à vivre » de Sylvain Tesson ? Écrire sur commande et voyager sous surveillance ? 
Rien de tel. Car quoi de neuf en réalité ? Le voyage commande l’organisation. Prendre la route : anticiper les déboires, feinter les transporteurs capricieux, prévoir la météo coquine, se faire vacciner, bâtir un plan de route (pourtant, c’est la route qui déterminera la route), postuler en ligne pour les visas, ne pas rechercher les lieux à l’avance (adresse de séjour requise ?, inventer !), remplir des « to-do lists », faire ses courses (duvet à la bonne température, chaussures miraculeusement étanches et confortables,…), préparer son sac, le peser sur le dos, sur la balance, abandonner le trop pondéreux. Prévoir de laisser couler la vie, rêver que le voyage permette cela, la liberté : de s’accrocher aux aspérités du vécu, ouvrir en grand son cœur, écouter le griot s’épancher au fond d’un taxi brousse, l’inviter à boire à l’escale (une demi-heure, une heure, le chauffeur a toujours de l’essence à faire, une bougie à changer), accoucher le vieil homme en douceur, fondre son rythme dans le sien, dormir par terre à côté de son grand corps fatigué en oubliant le projet d’un gite plus confortable. 
Écrivain voyageur ? Voyageur certainement, mais écrivain ? Aujourd’hui, la mode est aux auteurs. Auteur sous pression, interdit de panne d’inspiration ? Non ! Auteur renforcé et inspiré ! Une commande qui me touche et m’oblige.

Post 2/12 : Jour J, une puce en avion

Eric Dugelay - Tanguy Piole
Les Explorateurs #2 © Eric Dugelay - Tanguy Piole ‎

À l’enregistrement, à la question couloir ou cabine, tant de passagers opinent pour le couloir…pouvoir se lever pour aller pisser sans déranger son voisin ? Moi c’est résolument hublot. Pourvu qu’on ne nous demande pas d’abaisser les rideaux. Dès le décollage du vol Lisbonne - Maputo d’Air Portugal, ma petite fenêtre sur le ciel me plonge dans le voyage. Je suis un enfant, joue à me faire peur, me visualise tombant de l’avion, la Méditerranée absorbera-t-elle sans dommage mon corps happé par la gravitation ? Les guerres ne s’observent pas depuis le ciel. Ce Jour J de mon trip africain, le pilote annonce qu’on évitera le survol du nouveau Niger d’Abdourahamane Tchiani. Comme le Nord Mali et le Burkina Faso sont inenvisageables depuis longtemps, le vol est allongé de deux heures.  Avec ses trois-cent-soixante-deux mètres carrés de surface alaire, mon Airbus A330 est mon premier bout de Mozambique. S’y donnent à voir cadres mozambicains en goguette, executive women en corsage et veste Prince de Galles, enfants gâtés en sweatshirts griffés rentrant de leurs vacances d’hiver en Europe et, symétriquement, représentants de la classe moyenne lisboète s’apprêtant à passer le mois d’août dans l’ex colonie. Les annonces sont en portugais comme avant 1975. Je ne parle pas cette langue, pas plus que l’espagnol, mais cette fois-ci mon italien n’est d’aucun secours. Le regard sur l’aile de l’avion qui achève de capter la lumière d’un soleil depuis longtemps disparu, je songe au flou de mon projet africain. En Chine je suis chez moi, en Afrique je suis perdu. Mes demandes de visas me projettent cheminant d’une Afrique jadis portugaise à sa sœur allemande, ses cousines anglaises et belges : Mozambique, Zimbabwe, Malawi, Tanzanie, Ouganda et Rwanda. Peut-être, peut-être pas, j’aviserai à chaque étape. Mais au fait, tout n’est-il pas chinois désormais par là-bas ? Je serai donc chez moi ? Voir. Et les fauves ? Sera-t-il possible de les observer sans les chasseurs d’image et de trophées ? Bah, les représentants du tourisme de luxe m’intéresseront comme les crocodiles et les lions. Pour l’heure, je suis excité comme une puce.

Post 3/12 : Jour J+2, Afrique han, méthode Assimil

Eric Dugelay - Tanguy Piole
Les Explorateurs #3 © Eric Dugelay - Tanguy Piole ‎

Quatre ans que Lynn et Qichang sont profs à l’Institut Confucius de Maputo. Je les interromps dans leur bachotage du portugais, c’est dur les conjugaisons, le chinois est bien plus facile. Mais l’expérience est inoubliable pour ce couple à la ville. Alors qu’à Maputo il n’a pas fait bien peur, le coronavirus a fait basculer les existences des deux profs. Quand les rumeurs sur l’origine du virus sont apparues, les regards se sont braqués sur eux et sur les deux-milles chinois de la ville. Rentrer au pays était impossible, il a fallu s’y faire. Prof de français reconverti, s’exprimant à la perfection dans la langue de Molière, Yassine, codirecteur du programme, est fier des six Mozambicains devenus profs de chinois après avoir été ses élèves. La machine à siniser sera un jour autosuffisante, les « experts » de Xi n’auront plus besoin de prendre la route de l’Afrique. Les cent anciens élèves deviendront deux-cents, puis mille, ils essaiment déjà dans les SOEs chinoises établies dans la ville, les State Owned Entreprises aux allures de start-ups, fer de lance de la conquête mandarinale du continent, en concurrence avec les Américains et les Russes. Yassine soupire de voir partir ses plus brillants éléments avant la fin de la quatrième année. Sans leurs diplômes, ils obtiennent postes et salaires affriolants. Sur le site du China Africa Business Council, un slogan édifiant pour les attirer : Respect culture, Combine generosity and profit, Win-win cooperation. Déjà soixante-et-un Centres Confucius en Afrique. Avec leurs soixante-trois Instituts Français, les gaulois seront bientôt doublés. Le Mozambique ira-t-il plus loin ?, en Ouganda, le chinois est obligatoire au collège. Souvenir de « Wolf Warrior 2 », film culte de ma Chine idolâtrée campant un soldat de l’Armée Populaire de Libération en difficulté en Afrique, son édifiant générique de fin: « Citoyens de la République Populaire de Chine : si vous êtes en danger à l’étranger, ne désespérez pas ! N’oubliez pas que votre pays est toujours prêt à vous aider ! ». Lynn et Qichang n’ont rien à craindre.

Post 4/12 : Jour J+9, migration 

Eric Dugelay - Tanguy Piole
Les Explorateurs #4 © Eric Dugelay - Tanguy Piole ‎

À J+3, en route ! Depuis Maputo, la première voie est ferrée. Déception, pas possible d’acheter les billets jusqu’à Chicualacuala, à la frontière zimbabwéenne : le train précédent a déraillé, il faudra sans doute descendre à mi-chemin. Pourtant, dans la nuit, tout rentre dans l’ordre (comment ?), nous pouvons roupiller jusqu’au matin, dix-neuf heures de tortillard à moins de trente kilomètres heures. Mais le Zimbabwe d’Emmerson Mnangagwa ne voudra pas de notre étrange attelage. Sont-ce nos deux ordinateurs, à mon compagnon de voyage Boris Soutzo et moi, qui suscitent des interrogations ?, les trente-deux ans qui nous séparent ?, son travail de cinéaste ?, impossible, il a dit qu’il était étudiant. Après deux heures d’attente, « Vous êtes un journaliste de France 24 ! », m’assène triomphal le gardien du temple zimbabwéen. Et il le démontre ! Sur son smartphone, le portrait Facebook d’un certain Eric Jean Bernard. Ce sont effectivement mes prénoms mais il manque mon patronyme…Mais voilà, la période électorale ne permet aucune prise de risque. En arrière toute, retour de l’autre côté de la barrière, chez les Mozambicains…qui hésitent à nous reprendre. Plus tard, libérés de nos émotions, nous passerons une soirée alcoolisée dans un bouge, écrirons une belle page de vie. Dès le lendemain, se sortir de cette destination mal desservie, enchaîner minibus archi-remplis, camions débordant de migrants plus ou moins motivés, bus climatisés, triporteurs, voitures particulières et même motos…À une moyenne horaire à peine supérieure à trente kilomètres, nous parcourons deux-mille kilomètres de terre et d’asphalte pareillement défoncés. Chicualacuala-Mapai-Massangena-Chimoio-Tete-Monkey Bay, en cinq jours épuisants, nous gagnons le pays de la chanson « Malawi 2063, we are all in ! » Mon esprit embrumé confond Malawians et Malaysians : Blantyre, deuxième ville du pays, a quelque chose du Kuala Lumpur des années 80 et les deux pays ont eu leur « Vision 2020 ». Toutes deux ont échoué, d’où la deuxième tentative malawienne se donnant quarante-trois ans de plus pour atteindre le nirvana.

Post 5/12 : Jour J+14, cabotage, décrochage

Eric Dugelay - Tanguy Piole
Les Explorateurs #5 © Eric Dugelay - Tanguy Piole ‎

À bord de la MV Ilala, vedette déchue des années cinquante sortant tout juste d’un mystérieux lifting. La mécanique a fait peau neuve mais les tiroirs des couchettes sont restés de providentiels havres de paix pour cafards. Tant qu’ils tiennent à l’écart les punaises de lit… Quelques dizaines d’euros ont acheté trois jours de cabotage à deux sur le lac Malawi. Avec à peine plus de trois dollars par jour et par habitant (chiffre plus bas que dans tous les autres pays où le voyage m’a conduit), le Malawi est le sixième pays le plus pauvre du monde. Dans notre cabine première classe je m’essaie à l’écriture, las, le roulis finit par avoir raison de ma concentration. Protégé du bruit incessant des moteurs et des cris par des bouchons d’oreille, j’erre en zone inconnue, tente de m’accrocher à ce qui me reste de lucidité. Tendre, capiteuse et sombre, l’Afrique m’a capturé comme tant d’autres avant moi. Et je suis consentant. Pour ceux qui en saupoudrent leur existence, le voyage n’a pas besoin d’être expliqué. Dans Saisons du voyage, Cédric Gras s’y essaye pourtant : « Aujourd’hui, je peux avec plus de certitude affirmer que je pars, car je m’ennuie ». Mais dans Equatoria, Patrick Deville : « Ce qu’il y a d’assez fantastique dans cette vie, c’est que, quoi qu’on fasse, qu’on soit Jim ou un autre, on finit toujours assez vite par s’emmerder ». Allez comprendre. Vautrés sur les trois ponts, avec leurs bonnets et coupes-vent des Glénans, les cinq-cents passagers tentent de se réchauffer du vent du lac. Servi au saloon, le poisson chambo n’est pas frais, Boris et moi nous rabattons sur nos paquets de soupe chinoise instantanée. Nuit et jour aux escales, le brouhaha devient hurlement, on transborde au dehors et au-dedans depuis les deux chaloupes de l’Ilala avec l’aide des esquifs des villageois. Notre TGV circule avec quatre heures et quinze minutes de retard. Sur le pont supérieur, un poète m’entretient de ses affaires commerciales, c’est Arthur Rimbaud, je ne réussis pas à le sauver de sa mélancolie. Nous ne sommes plus les seuls blancs, c’est la première fois depuis le début du voyage.

Post 6/12 : J+18, le cirque des Bigs 

Eric Dugelay - Tanguy Piole
Les Explorateurs #6 © Eric Dugelay - Tanguy Piole ‎

Sur la carte du tourisme ubiquiste, l’Afrique se voulait le continent des animaux. Plus jeune, j’étais allé me déniaiser dans les parcs d’Afrique du Sud en quête de l’éléphant Babar et du lion Leo qui avaient bercé mon enfance. Depuis la banquette d’un quatre-quatre, je scrutais la savane, apercevais parfois - furtivement - un spécimen d’un des Big Five, appellation contrôlée qui me ramenait à ma carrière dans les mêmes (les cinq multinationales du conseil ont ensuite été ramenées à quatre, en termes de sauvagerie je ne saurais départager Big Four et Big Five). Plus récemment, les publications de mes « amis » de Facebook m’avaient informé que le business du safari photo s’était professionnalisé, que girafes, éléphants, buffles, lions et léopards pouvaient tous être observés de près dans les parcs en quelques jours à peine de prestation affutée. Mais au-dehors ? Pendant des milliers de kilomètres, à l’exception d’un cobra traversant tranquillement la piste devant notre minibus, Boris et moi n’avons croisé aucune icône animalière locale. Il a fallu encore un parc, celui de Katavi en Tanzanie, effleuré à J+16, pour apercevoir cinq girafes et un éléphant depuis la fenêtre d’un autobus. Puis un autre, celui de Mahale, où nous avons pris nos quartiers, pour observer quelques-uns des soixante-dix chimpanzés dûment référencés par un groupe de chercheurs japonais, un dixième de l’effectif total. Un demi-siècle qu’hommes et singes se côtoient sans se faire mal, les premiers affublant les derniers de prénoms improbables : promenant sur le dos leurs derniers nés, les deux femelles « Pafy » et « Jean » se laissent photographier de (très) près. En 1988, la tribu des « M » a éliminé celle, moins nombreuse, des « K ». Aucun survivant. En 2011, les « M » en furie, mâles et femelles, se sont débarrassés de leur dictateur Pim à coups de bâton (un mâle Alpha qui violait et frappait sans discernement, rien à voir avec le Kim de Pyongyang, celui-là tient bon). Depuis, la paix s’est installée et les visiteurs peuvent être grassement facturés pour ramener trophées photographiques et stories enthousiastes. 

Post 7/12 : J+ 23, la grande récré

Eric Dugelay - Tanguy Piole
Les Explorateurs #7 © Eric Dugelay - Tanguy Piole ‎

À peine effleurés depuis Monkey Bay, Makanjira, Chipoka, Nkhota kota, Likoma, Chizumulu, Nkhata Bay, Usisya, Rurwe, Tcharo, Mlowe, autant d’escales du MV Ilala, et Chilumba où nous avons débarqué. Puis une autre série de bourgades, Karonga, Songwe, poste frontière entre Malawi et Tanzanie, Mbeya, Sumbawanga. Puis le parc Katavi, Mpenda et Kapanga où, en panne de bus, nous avons hélé deux motos et, agrippés à nos pilotes en herbe, foncé sur cent-trente kilomètres de piste jusqu’au parc Mahale. Ces dizaines d’heures passées dans le bruit et la poussière, écrabouillés par les cahots,  laissent du temps à la rêverie, parfois à la réflexion. Comme une évidence, la question du développement durable surgit, mon gagne-pain pendant des années. J’avais lu avant de partir que l’Ouganda était à la pointe de l’activisme écologique. Acte manqué inspiré par le récent serrement de vis anti-LGBT ?, je n’aurai pas l’énergie de lui rendre visite. Dixon Bahandagira veut planter des millions d’arbres, Evelyn Acham et son amie Vanessa Nakate luttent pour le climat et la justice raciale. Il faudrait évoquer avec eux leurs combats, et d’autres qui me giflent. Lieu commun, l’Afrique est un dépotoir (le monde est un dépotoir). Le sac en plastique du bobo parisien (moi) est facile à remplacer par du papier, mais ici ? Combien de vies sauvées par la poche en polyéthylène, imbattable pour l’isolation et la conservation ? Alors ? Il faudrait organiser la collecte dans les innombrables villages envahis de détritus que nous avons traversés. La journée mondiale de la collecte des ordures existe, ce serait mon premier combat écologique, pour que l’eau ne pourrisse pas, que la maladie régresse. Justement, ici en Tanzanie, le gouvernement a lancé sa « stratégie nationale de gestion des déchets » en 2018. Peter, notre ranger, explique fièrement qu’une fois par semaine, feu le Président John Magufuli enjoignait ses compatriotes à collecter les déchets partout dans le pays. Ce jour-là, aucune autre activité n’était permise jusqu’à onze heures du matin, pas d’école, pas de travail, sus au plastique ! 

Post 8/12 Jour J+26, le Doctor polyglotte

Eric Dugelay - Tanguy Piole
Les Explorateurs #8 © Eric Dugelay - Tanguy Piole ‎

Depuis notre arrivée à Mahale, longs moments de méditation au bord du lac Tanganyika désiré depuis des années. Après deux-cents kilomètres de moto, c’est encore au bord de ce lac, le plus long du monde, que nous séjournons, à Kigoma en Tanzanie puis, après deux autres périples, à Mugotora et Bujumbura au Burundi. Pour qui recherche l’émotion muséale, cette région n’est pas la plus riche. À Ujiji, le petit musée du Docteur Livingstone est donc un incontournable. On s’y incline devant la réplique en papier mâché à l’échelle un de deux protagonistes de la conquête africaine faisant connaissance en 1871 après moultes péripéties, l’Américain de trente ans Henry Morton Stanley et le vieil Anglais de soixante-cinq ans, David Livingston, porté disparu depuis cinq ans. Stanley aurait donné dans une formule un brin cavalière : « Doctor Livingstone, I presume? », ce à quoi Livingstone aurait répondu : « Yes, that is my name ». Touchante de naïveté, une série de peintures à la gouache illustre les faits d’armes de Livingston, profondément humain et amoureux de l’Afrique, ce qui ne fut aucunement le cas de Stanley. Je retiens celle représentant le Doctor actionnant une imposante scie à bois pour libérer des esclaves de leurs entraves. Renvoyant chrétiens, musulmans et animistes africains à leurs responsabilités esclavagistes, des panneaux explicatifs donnent d’étranges gages au commerce humain :  « Positive impacts of ivory and slave trade include the architectural heritage found among cities, towns and centres on the slave routes which are now important tourists attractions »…Le tourisme, toujours lui, justifie donc l’esclavagisme ?, une révision de cette planche à l’heure du wokisme interplanétaire s’imposera un jour ou l’autre. Livingston maîtrisait plusieurs langues africaines et aurait sans doute fait un brillant élève des langues O’. De mon côté, après plusieurs semaines de voyage, l’Afrique continue de m’intimider : je ne parle toujours pas un mot de swahili. Si, un, appris dans le RER avant de partir : « Merci ! », « Shukrani ! », facile, presque de l’arabe. 

Post 9/12 : J+29, touristes

Eric Dugelay - Tanguy Piole
Les Explorateurs #9 © Eric Dugelay - Tanguy Piole ‎

Au Tanganyika Blue Bay Resort, seuls pinzutus de notre espèce, Boris et moi nous mêlons aux familles aisées de Bujumbura venues passer quelques jours au bord du lac. Les Européens qui se pressent habituellement dans ces lieux sont en vacances au pays. Sûrs de notre capacité à arrêter le temps, nous sacrifions à la grande décontraction des méninges et des corps. De vrais touristes, c’est assurément dans cette catégorie que peuvent nous comptabiliser les agences gouvernementales du Burundi. À l’inverse des danses rituelles au tambour royal, le farniente, n’est pas inscrit sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, mais c’est une activité d’une vanité et d’une douceur insondables après quatre semaines d’errance. « Méfiez-vous des hippopotames » : sur la plage un panneau ajoute à l’exotisme du lieu, je me raisonne pour me convaincre qu’il n’a pas juste été planté là par la direction de l’hôtel pour nous brosser dans le sens du poil, susciter l’appel de la sauvagerie. Pour ce qui est des crocodiles, « pas avant dix-sept heures », affirme avec assurance la réceptionniste de l’hôtel dans un français à peine trop châtié pour passer pour une Bruxelloise. Elle fait mine de ne pas se rendre compte de l’énormité de la menace, je ne sais distinguer le lard du cochon. Le tourisme est une manne pour ce pays le plus pauvre de la planète si l’on en juge par le Produit Intérieur Brut par habitant. Certes, nous avons bien observé dans la rue, au-delà des murs du compound, que les habits sont moins lavés, moins repassés que dans la Tanzanie voisine, mais la jeunesse joue et sourit tout autant, elle a le pouvoir, la moyenne d’âge du pays est de seize ans. Je me garde de penser avoir tout compris du niveau de vie des Burundais mais quel sens donner aux statistiques de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International ? La nuit venue, au bar de l’hôtel, la fête bat son plein, je me laisse entraîner à savourer des bières européennes à défaut des bières de banane locales : trop locales justement, elles ne sont pas proposées.

Post 10/12, J+33, Miguel Shema n’aime pas le lait

Eric Dugelay - Tanguy Piole
Les Explorateurs #10 © Eric Dugelay - Tanguy Piole ‎

Miguel Shema n’aime pas le lait, cette boisson que l’on distribue aux enfants en temps de guerre. Français, il essaie d’aimer son Rwanda, même si c’est le pays du lait. Nous nous étions promis un voyage ensemble. Or, je suis à Kigali et lui à Iasi, deuxième ville de Roumanie, où il étudie la médecine. L’histoire de sa famille me hante, il n’y a pas de mot pour « ça ». Avant de prendre la route, je lui avais demandé de m’en parler plus. « Heureusement que tu ne vivais pas au Rwanda à l’époque, tu fais tellement Tutsi, tu aurais été tué », depuis l’enfance Miguel vit avec cette phrase de son père. Tous les 7 avril, qu’il y ait école ou pas, envie ou pas envie, la famille de Miguel se rend au siège de Médecins du Monde à Paris pour la commémoration du génocide des Tutsis au Rwanda, et gare aux enfants qui n’écoutent pas le discours du souvenir. Il y a quelques années, il me dit : « Enfants en vacances à Kigali, on était parti dans un village et on apprend par je ne sais qui que ma grand-mère et mon grand-père maternels ont été crucifiés. » Bien plus tard, il ajoute : « Je ne sais plus si j’ai confronté ma mère avec ça ». Il se concentre, se souvient encore : un jour, une amie de la famille leur rend visite, s’écrie que le frère de Miguel ressemble tellement à Innocent. Miguel et sa fratrie apprennent ainsi l’existence d’Oncle Innocent, un frère de sa mère, disparu. Puis de deux autres disparus aussi. Il y a aussi les trois frères et sœurs du père de Miguel, il ne sait plus comment il a su pour eux. Six oncles et tantes, deux grands-parents. Pendant la primaire de la droite à l’automne 2016, il n’a que seize ans, écrit pour le Bondy Blog, interpelle le candidat Alain Juppé qui s’énerve. Aujourd’hui, à vingt-trois ans, Miguel s’est emparé du sujet du génocide, donne des interviews. « On ne doit pas se contenter de miettes en matière d’excuses. » Cela ne lui suffit pas. Il soupire : « Un jour, j’aimerais pouvoir parler à mes parents et non pas seulement aux journalistes ». Miguel essaie d’aimer le Rwanda comme il essaie d’aimer la France. 

Post 11/12 : J+35, le voyage 3.0 

Eric Dugelay - Tanguy Piole
Les Explorateurs #11 © Eric Dugelay - Tanguy Piole ‎

Le monde se ruait dans les avions, un honnête homme se devait de le parcourir à tire d’aile. Et puis. La crise climatique et celle du méchant virus ont donné d’autres ailes aux Y et aux Z : les fesses clouées sur la place du village, ils somment les boomers ne plus bouger. Je mourrais plutôt. J’ai pratiqué le bilan carbone avec la méthode Jancovici pendant des années, connais la place de l’avion dans l’ensemble - au pire quatre pour cent des émissions de gaz à effet de serre -, m’attriste de devoir justifier du bonheur du voyageur. Que la planète redevienne heureuse avant tout ! Sylvain Tesson oppose voyage et tourisme. Oui, voyage aventure sage, tourisme jeux ambulatoires en terre inconnue. Je relis les pages bien senties de Marin de Viry (Tous touristes) et me convaincs - sans trop d’illusion - que mon voyage à moi n’est pas tourisme : « Pourquoi part-on ?… Parce que la contrainte sociale agit. On y va comme on cède à la pression ». La pression, je me la mets tout seul, ai parcouru plus de cent pays, souffert des intempéries et de l’ennui, joui de l’abandon, me suis perdu avec mon guide sans GPS au sommet du Mont-Blanc. Aujourd’hui, avec une prise de courant pour recharger l’Iphone, un power bank, une carte SIM locale (par exception je m’y refuse et, lorsqu’aucun wifi ne se présente, gère l’inquiétude des miens restés sans nouvelles), le voyageur singe le touriste. Et celui qui écrit en voyage n’est pas en reste, Macbook Pro caché dans la poche intérieure du sac à dos. Tesson se fait envoyer par la poste les cartes en version papier ? Partout dans le monde, avec MAPS.ME, Google Maps et Strava je taille ma route, avec Tripadvisor, Booking.com, Airbnb et Expedia réserve une chambre pour l’exhiber aux agents de l’immigration ou pour de vrai, avec Deepl et Google Traduction dialogue avec mes rencontres, avec Instagram, Facebook, X et WhatsApp initie un dialogue éternel avec celles qui le méritent. Cédric Gras, ce « géographe » comme l’appelle avec mépris son compagnon de voyage et faux ami Sylvain Tesson, et avec lui la famille des écrivains voyageurs, ne font plus semblant d’être déconnectés.

Post 12/12 : J+ 37, pour Cédric Gras

Eric Dugelay - Tanguy Piole
Les Explorateurs #12 © Eric Dugelay - Tanguy Piole ‎

Sur le tarmac de l’aéroport de Kigali, l’avion pour Paris via Le Caire, l’impatience du retour. Souvenir de lecture : de retour de son périple africain, la mélancolie s’empare (comme souvent) de Michel Leiris : « Inquiétudes quant à la vie qu’il va falloir reprendre. Vie stupide des métropoles. Vie étriquée des Français ! Et dire qu’il y a des gens qui souffrent du mal du pays… ». Le corps irrigué par la sève d’un baobab, l’esprit bientôt libéré de la planification, le spleen remisé au rang de mes études baudelairiennes, je suis heureux si cela existe. Boris est au diapason. Notre amitié a tenu la route, ses cinq-mille kilomètres, sa soumission au hasard d’un axe prédéfini entre deux capitales, Maputo et Kigali, ses accidents de parcours, ses heureuses surprises, ses rencontres haletantes qui font chauffer WhatsApp, Paulo vendeur de billets de train, Francis et Sebastian compagnons d’ivresse de Chicualacuala, Nelio seul taxi de Mapai, Luis chauffeur perdu de Massangena, Enock gérant de lodge à Monkey Bay, Jordan pêcheur du lac Malawi en quête de financement pour son fils, Ivo gracieux homme-orchestre aimant la fête, Peter ranger incollable sur la faune et la flore de Mahale, Omar son charmant stagiaire étudiant en français, et tant d’autres n’ayant pas passé l’étape de l’échange d’adresse WhatsApp. On ne rencontre jamais autant les gens qu’en voyageant seul. Pourtant les écrivains voyageurs ayant pignon sur rue ont souvent été accompagnés : Marco Polo (« Le devisement du monde », 1298) par son père et son oncle, Nicolas Bouvier (« L’usage du monde », 1963) par le photographe et artiste Thierry Vernet, Olivier Rolin (« L’invention du monde », 1993) peut-être pas par Jane Birkin, sa dernière compagne, François-Henri Désérable (« L’usure d’un monde », 2023) par un certain Quentin, du moins « sur la route du Che », Sylvain Tesson par Cédric Gras. J’admire la prose de ces deux-là mais les préfère séparés. Il est temps de conclure, c’est à Cédric Gras que je dédie, reconnaissant, ce récit en douze Billets du hasard. 

Contact : dugelayeric@gmail.com
Site internet : ​https://www.tanguypiole.com