Retour d'une mission de coopération d'Anne Grynberg et George Alao au Nigeria
Cette mission a été particulièrement intéressante et fructueuse et elle a permis de structurer des projets conjoints d’enseignement et de recherche.
Souvent surnommée « le géant de l’Afrique », la République fédérale du Nigeria réunit la plus importante population de ce continent, avec plus de 195 millions d’habitants en 2017. Selon les prévisions de l’ONU, elle sera le troisième pays le plus peuplé du monde en 2050. Ce poids démographique s’accompagne d’un poids économique conséquent : avec un PIB estimé à 445 milliards de dollars pour 2019, le Nigeria — qui fait partie de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) — est la première puissance économique du continent africain et la 29e au niveau mondial. Après plusieurs années de récession liées notamment à la chute des cours mondiaux du pétrole dont le Nigeria est le premier pays producteur d’Afrique et à la dégradation du taux de change du naira (monnaie officielle du Nigeria depuis 1973), la tendance s’est inversée et le Nigeria a renoué avec la croissance. Les dirigeants du pays ont opté pour une politique volontariste de diversification économique, notamment en augmentant la contribution du secteur minier.
« Globalement, le secteur minier du Nigeria est diversifié en termes de ressources minérales, peut-on lire sur le site tresor.economie.gouv.fr/Pays/NG. Le pays compte en tout près de 44 minéraux solides à travers plus de 500 sites répertoriés. Parmi ceux-ci, seulement 13 sont en cours d’extraction et de traitement, souvent de manière illégale, non réglementée et à petite échelle, quasi artisanale. La part du secteur dans le PIB est restée constante au cours de la dernière décennie, ne dépassant pas 0,3%. Environ 43,5 M de tonnes de minerais solides ont été́ extraites en 2016, dont 35% dans l’État d’Ogun. Quant à l’utilisation, les ressources minérales du Nigeria sont généralement classées en cinq grands groupes : les minéraux industriels (barytine, kaolin, gypse, feldspath, calcaire), plutôt dans l’Est du pays ; les minéraux énergétiques (charbon, bitume, lignite, uranium) ; les minéraux métalliques (or, cassitérite, colombite, minerai de fer, plomb-zinc, cuivre), plutôt au Nord du pays ; les minéraux de construction (granit, gravier, latérite, sable), plutôt dans le Sud du pays ; les pierres précieuses (saphir, tourmaline, émeraude, topaze, améthyste, grenat). »
La part du secteur minier devrait représenter 5% du PIB nigérian à l’horizon 2020. Les autorités viennent d’annoncer l’octroi de contrats d’exploitation minière à une dizaine de sociétés, parmi lesquelles Thor Exploration, une compagnie d'exploitation de l'or cotée à la Bourse de Toronto, ou encore Symbol Mining, spécialisée dans l'exploitation du zinc. D’autres mesures incitatives ont été adoptées, comme l’augmentation du budget du ministère de tutelle.
Il faut également rappeler l’importance des réserves du Nigeria en gaz naturel, estimées à 5 153 milliards de mètres cubes, soit un tiers des ressources du continent africain. En 2015, le Nigeria était le 5e exportateur mondial de gaz liquéfié, mais faute d'infrastructures et du fait de l'insécurité qui règne dans la région du Delta, il continuait de procéder au torchage des gaz associés à l'extraction pétrolière.
On ne saurait oublier non plus la croissance spectaculaire des services, avec notamment l'expansion du secteur des télécommunications, des réseaux bancaires et de l'industrie cinématographique (« Nollywood »).
Rappelons aussi la richesse culturelle du pays, berceau de la civilisation Nok dont les vestiges justifieraient à eux seuls une politique active de développement du tourisme. Tourisme artistique et mémoriel, le port de Badagry ayant été l’un des tristes hauts-lieux de la traite esclavagiste.
Cependant, l’instabilité politique qui a prévalu pendant plusieurs décennies et l’insécurité récurrente (qu’il s’agisse des tensions inter-ethniques, des actes terroristes du groupe Boko Haram dans le Nord du pays ou d’enlèvements crapuleux et autres délits de droit commun) ralentissent le rythme de la progression économique du Nigeria et nuisent à son plein développement, freinant dans le même temps l'influence diplomatique et militaire que le pays est à même d'exercer tant en Afrique que sur le plan international. Par ailleurs, un très fort pourcentage de la population vit largement en-deçà du seuil de pauvreté.
« Le dernier rapport du World Poverty Clock contient des données inquiétantes sur le Nigeria. Le géant démographique de l’Afrique compterait 86,5 millions de personnes vivant dans l’extrême pauvreté. Ces chiffres représentent environ 50 % de la population nigériane, et surtout font passer ce pays d’Afrique de l’Ouest en tête du triste classement, devant l’Inde qui compte 71,5 millions de personnes extrêmement pauvres pour une population sept fois supérieure à celle du Nigeria », écrit Carole Kouassi sur le site africanews.fr.
Avec plus de 3 millions d’habitants, Ibadan — située à environ 140 kilomètres à l’Ouest de Lagos — est aujourd’hui la troisième ville du Nigeria en nombre d’habitants et la ville la plus étendue du pays.
Le très rapide accroissement démographique de la ville à partir du XIXe siècle et sa réussite commerciale spectaculaire se sont accompagnés d’un investissement très important dans l’éducation. L’université d’Ibadan (UI), fondée en 1948, est la première université du Nigeria. Elle a d’abord le statut de collège de l’université de Londres, mais rompt ces liens en 1962 et devient une université indépendante à part entière.
Jusqu’à aujourd’hui, l’université d’Ibadan attire un nombre sans cesse croissant d’étudiants d’Afrique de l’Ouest anglophone, dans les domaines les plus divers puisqu’elle compte désormais seize facultés : de la médecine au droit, des sciences humaines et sociales à l’agriculture, de l’éducation à la gestion de l’environnement... D’autres unités académiques ont également été créées, notamment l’institut d’études africaines, l’institut de la santé de l’enfant, le centre de santé mentale, le centre d’études sur les ressources en médias éducatifs, le centre régional africain pour la science de l’information (ARCIS), le centre pour les études sur la paix et les conflits (CEPACS), le centre d’étude sur le pétrole, l’énergie, l’économie et le droit (CPEEL). Une école de commerce (UISB) est en projet pour l’année prochaine. Les activités de recherche sont elles aussi en plein essor et contribuent à faire de l’université d’Ibadan l’un des fleurons de l’enseignement supérieur au Nigeria. L’UI participe depuis plusieurs décennies, de manière significative, au développement culturel, économique et politique du pays. Rappelons que l’écrivain Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, a été dans les années 1950 étudiant de l’université d’Ibadan, où il a notamment conçu et théorisé le concept de « tigritude » — face à la « négritude » d’Aimé Césaire.
Soucieuse de développer ses partenariats internationaux, l’université d’Ibadan a depuis une dizaine d’années une convention avec l’Inalco qui donne lieu en particulier à un échange annuel d’enseignants dans les domaines de la langue et de la linguistique, des sciences humaines et sociales (des enseignants de l’UI viennent, pour une période de durée variable allant de quelques jours à plusieurs semaines, dispenser des cours à l’Inalco et / ou participer à des ateliers et tables rondes ; réciproquement, deux enseignants de langue et un enseignant en sciences sociales en poste à l’Inalco se rendent à Ibadan pour donner des cours et des conférences, faire de la recherche et participer à diverses manifestations scientifiques.
Jusqu’à présent, cette coopération concernait principalement les départements de Linguistics and African Languages et Histoire ainsi que l’Institute of African Studies de l’université d’Ibadan ; ainsi que le département Afrique de l’Inalco. Mais une volonté commune d’élargir la collaboration existante s’est exprimée des deux côtés depuis plus d’un an. Lors de notre mission, des réunions ont été organisées avec des représentants de plusieurs autres départements des facultés des lettres et sciences sociales : archéologie et anthropologie, études classiques, études islamiques, langues étrangères européennes (dont le français), relations internationales, théâtre et musique, information et médias, Institute for African Studies. À la suite de ces rencontres, un forum a été mis en place par le Pr. Ademola Omobewaji Dasylva, doyen de la Faculty of Arts, pour échanger idées et propositions. Il a immédiatement fait preuve d’un grand dynamisme, avec la volonté manifeste de la part des enseignants de l’UI d’impulser à la coopération avec l’Inalco un nouveau dynamisme et des ambitions plus grandes.
Ce souhait est totalement partagé par l’Inalco, qui prévoit d’étendre le partenariat avec l’UI au-delà de son département Afrique, tant dans le domaine de l’enseignement que dans celui de la recherche : département d’Études arabes, filière des Métiers de l’international, filière Didactique des langues…
Le premier objectif, déjà concrétisé en partie, consiste à identifier dans les deux établissements les enseignements en adéquation et / ou complémentaires, les thématiques à renforcer éventuellement et les outils méthodologiques à développer. Des points de rencontre apparaissent d’ores et déjà, entre autres : Sociolinguistique africaine ; Contexte sociolinguistique en Afrique et Océan indien ; Géographie Sahara/Sahel ; Géopolitique de l’Afrique ; Histoire de l’espace sahélo-soudanien occidental ; Anthropologie culturelle de l’Afrique et Océan indien ; Sociétés et environnement en Afrique ; Histoire du Nigeria contemporain.
En outre, les nouvelles maquettes élaborées par l’Inalco pour la période 2019-2024 prévoient la mise en œuvre des enseignements suivants, au niveau licence : Afrique, diasporas, identités ; Arts et musique en Afrique ; Cinémas africains, qui correspondent à des champs au moins partiellement couverts à l’université d’Ibadan et en adéquation avec le projet de recherche conjoint élaboré par les deux établissements : Migrations d’Afrique de l’Ouest et Diasporas en France : projet d’enseignement et de recherche sur le Nigeria.
À échéance de deux ou trois ans, il est prévu de mettre en place des doubles diplômes — suivis de cotutelles de thèses pour certain(e)s étudiant(e)s.
En ce qui concerne l’apprentissage des langues, en particulier du yorùbá à l’Inalco et celui du français à l’UI, l’échange de matériel pédagogique et la mutualisation de certains cours (au moins à distance à une première étape) sont en cours.
Il est parallèlement programmé, à partir de la rentrée universitaire prochaine, d’étendre aux langues africaines majoritairement parlées au Nigeria la plateforme linguistique « SpeakShake » mise en place par l’Institut français, avec laquelle l’Inalco a déjà un partenariat « pilote » pour diverses langues (chinois mandarin, japonais, coréen, russe, arabe, hébreu). L’objectif est de formaliser, sur le principe fondamental de réciprocité, ces échanges entre locuteurs natifs de français d’une part, de langues nigérianes d’autre part -étudiants de l’Inalco, d’Obafemi Awolowo University (OAU – université située à Ilè-Ifè, dans l’Etat d’Osun, au Nigeria) et de l’UI. On les aide ainsi à mener de manière régulière une conversation semi-guidée dans l’une et l’autre langues, en alternance, à améliorer leur pratique orale et, le cas échéant, à échanger également par écrit (pour plus de détails sur les outils mis à disposition, voir : www.inalco.fr/actualites/speakshake-echanger-locuteurs-natifs).
Dans le domaine de la recherche, le projet est de mener une étude dans le moyen terme des échanges entre le Nigeria et la France, dans une optique résolument pluridisciplinaire : mouvements migratoires, intégration, questions linguistiques et identitaires, interconnaissance historique et culturelle, images et représentations, transmission intergénérationnelle et mémoires... Les échanges entre enseignants-chercheurs des deux établissements porteurs du projet, tant directs qu’à travers le forum créé à cet effet, font apparaître des questionnements communs. Il a été décidé que chacun d’entre eux serait animé par un petit groupe de volontaires déjà identifiés.
La directrice de l’Institut français de recherche en Afrique (IFRA), Elodie Apard, a exprimé son vif intérêt pour ce projet de recherche.
Les deux partenaires sont convaincus que face aux défis que posent les flux migratoires et la question des réfugiés à l’Afrique et à l’Europe, les autorités des deux pays concernés, ainsi que les organisations non-gouvernementales et les associations œuvrant dans ce domaine pourraient elles aussi bénéficier de l’apport de ces travaux conjoints afin de mieux appréhender les caractéristiques de la « diaspora » nigériane encore assez largement méconnue.
La deuxième université avec laquelle nous avons souhaité développer notre coopération est celle d’Ilè-Ifè, Obafemi Awolowo University, avec laquelle l’Inalco a signé une convention il y a de nombreuses années.
Là aussi, l’accueil de nos collègues a été chaleureux et plusieurs projets ont été évoqués de manière concrète dans plusieurs domaines d’enseignement et de recherche : linguistique et langues africaines, langues étrangères (dont le français), sciences humaines et sociales, archéologie, anthropologie, relations internationales…
Nous avons visité le fort intéressant musée d’histoire naturelle installé sur le site de l’université où sont présentés notamment des statues de terre cuite, des bijoux, des outils traditionnels… et discuté de l’éventualité d’intégrer des membres de son équipe dans le projet d’Erasmus Mundus auquel s’est associé l’Inalco autour de la thématique « Histoire, mémoire et patrimoine dans l’espace public ».
Revenus à Lagos, nous avons été reçus au consulat de France par M. Aurélien Sennacherib, attaché de coopération et d’action culturelle. Grâce à lui, nous sommes entrés en contact avec Mme Leïla Mathieu, attachée de coopération scientifique et universitaire basée à l’ambassade de France à Lagos, avec laquelle nous nous sommes entretenus de nos différents projets.
Par l’intermédiaire d’A. Sennacherib, nous avons eu la chance de faire la connaissance de Robin et Hugh Campbell, un couple de Canadiens installé depuis plus de trente-cinq ans au Nigeria, collectionneurs d’art yorùbá et co-responsables de la Fondation Suzanne Wenger qui s’attache à préserver les sculptures de la forêt sacrée d’Osun, classées au patrimoine mondial de l’humanité. Une manifestation commune avec l’Inalco est à l’étude.
Compte tenu de la richesse de cette mission, du dynamisme des contacts noués et de la qualité des projets envisagés ou déjà mis en œuvre, et alors même que le Nigeria occupe une place centrale dans la politique de la France en Afrique anglophone — comme le Président de la République l’a souligné explicitement dans le discours qu’il a prononcé le 3 juillet 2018 à Abuja, la capitale du Nigeria —, l’Inalco a sans nul doute un rôle de premier plan à tenir dans le développement de la coopération universitaire avec ce pays.
Anne Grynberg
alors vice-présidente de l’Inalco, déléguée aux relations internationales
et George Alao
maître de conférences HDR en langue et littérature yorùbá au sein du département Afrique