Présentation d’EcoSen "Pour une analyse écopoétique des littératures de la vallée du fleuve Sénégal" (ANR/Ville de Paris)
Quinze personnes sont impliquées dans EcoSen : 4 enseignants-chercheurs (géographes, littéraires, anthropologues), 2 post-doctorants, 3 informaticiens, 2 gestionnaires administratifs, 2 techniciens audiovisuels, 1 cartographe et 1 infographiste. Responsable : Mélanie Bourlet.
Les membres impliqués proviennent de quatre universités et laboratoires différents : Inalco - Llacan (Langage, langues et cultures d’Afrique noire, UMR 8135) ; Paris 8 Vincennes – Saint-Denis - Lavue (Laboratoire architecture, ville, urbanisme, environnement, UMR7218) ; Paris 10 Nanterre - Lesc (Laboratoire d’éthnologie et de sociologie comparative), université d’Angers - Laboratoire Eso (Espaces et sociétés, UMR6590). Nous développons également, à plusieurs niveaux, des collaborations avec des partenaires sénégalais et mauritaniens et des membres d’associations peules en France.
L’objectif de ce projet est de comprendre les liens existants entre productions littéraires en langue peule (orales mais aussi écrites) - pulaar, en l’occurrence - et environnement dans la vallée du fleuve Sénégal (située au sud de la Mauritanie et au nord du Sénégal), pour mettre en lumière des poétiques écologiques dont nous postulons l’importance socio-politique dans cette zone sahélienne. Il s’agit ainsi, plus largement, tout en étudiant finement certains genres poétiques pulaar peu ou non documentés, de contribuer à une avancée de la recherche interdisciplinaire en écopoétique/écocritique (tant sur le plan théorique que méthodologique), d’en établir les enjeux épistémologiques pour des « voix » peu reconnues institutionnellement et dans la critique littéraire, peu voire pas entendues sur de grands enjeux de société contemporains.
La vallée du fleuve Sénégal : changements environnementaux et mobilisations culturelles
La région rurale où nous travaillons se situe à la frontière entre le Sénégal et la Mauritanie, entre Dagana et Bakel. Elle est traversée d’un bout à l’autre par le fleuve Sénégal, dont le régime des crues rythme toute la vie des populations. Foyer historique majeur de l’islam en Afrique de l’Ouest, elle est aussi un enjeu géopolitique et économique dans la sous-région depuis l’époque coloniale. Depuis les années 1960, elle est soumise à de profonds changements environnementaux (sécheresses, construction de barrages, déforestation, disparition d’espèces animales et végétales) et sociétaux (paupérisation croissante, migrations massives en et hors d’Afrique, etc.).
Parallèlement, la transformation des paysages s’est accompagnée d’une prise de conscience croissante d’une marginalisation politique, et de revendications culturelles fortes soutenues par des associations pulaar très dynamiques (sur le plan national et international), portées en grande partie par les poètes. La poésie de cette région, chantée ou non, avec instruments ou non, très appréciée et d’une grande richesse, constituée d’une myriade de sous-genres, reste insuffisamment documentée, alors même qu’elle est intrinsèquement liée au mode de vie agro-sylvo-pastoral des populations locales et reste très écoutée.
Notre hypothèse est qu’il existe un lien – qui n’a jamais été exploré de manière prioritaire, réellement interdisciplinaire et approfondie – entre cette littérature pulaar et les questions environnementales et géographiques, qui explique dans une large partie sa résonance aussi bien localement que dans la diaspora dans un contexte de changements majeurs (ex : les migrations environnementales). Cette hypothèse prend sa source dans nos dernières recherches de terrain sur la poésie (orale, écrite), à Marie Lorin (sur la poésie des pêcheurs) et moi-même (sur la poésie de Bakary Diallo), auxquels se sont ajoutées les discussions avec les géographes et anthropologues d’EcoSen, qui ont considérablement nourri la réflexion et lui ont donné son aspect définitif.
Raison pour laquelle nous travaillons à la mise en œuvre d’une méthodologie interdisciplinaire dans EcoSen, doublée d’une réflexion continue sur les outils (notamment avec les informaticiens et les techniciens audiovisuels du projet, très motivés par ces défis), les enjeux éthiques et collaboratifs de nos recherches. Concrètement, en plus des terrains individuels, nous travaillons parfois en équipe sur le terrain. Humainement, scientifiquement, ce sont vraiment des expériences fortes qui permettent aux chercheurs d’échanger, de se nourrir des expériences des uns et des autres, de travailler de manière complémentaire. Depuis le 1er janvier 2018, dix missions ont été réalisées.
Le principal résultat du projet (en plus des publications) est une plateforme numérique en accès libre, qui sera conçue : 1/ à la fois comme une expérience esthétique de navigation cartographique dans les poésies du fleuve Sénégal, faisant une large place aux textes, aux artistes, aux acteurs et chercheurs locaux (non institutionnels), aux collaborateurs, mais également 2/ une base de données terminologiques, fruit d’un travail collectif, qui devrait être utile aux chercheurs de toutes les disciplines impliquées. Nous espérons en faire une application mobile gratuite qui sera très utile sur le terrain.
Enjeux critiques d’EcoSen
La perspective adoptée se situe un peu à contre-courant du regard scientifique généralement posé sur ces genres poétiques, qui les a classés selon des critères sociaux, ce qui a eu tendance à les figer et accentuer une dimension idéologique (et essentialiste, souvent reprise malheureusement), tout en reléguant au second plan ce qui les lie, les traverse et qui révèle non seulement un fonctionnement social plus fluide et complexe, mais également tout un réseau poétique sans cesse mouvant et animé par de nombreux artistes, à l’image du réseau hydrographique de cette région. Or c’est précisément ce qui est présenté comme un arrière-plan, à peine expliqué dans les éditions disponibles, que nous pensons être la clé d’une dynamique à déchiffrer qui retient notre attention dans ce projet, et que nous mettons en relation avec ce qu’ont fait et font encore géographes, anthropologues et autres chercheurs.
Ce qui nous intéresse, ce sont bien sûr les représentations de l'environnement, mais surtout à terme, les processus et les dynamiques à l’œuvre dans les textes, et ce que ces formes révèlent de l’adaptabilité et des enjeux sociétaux de la littérature, dont nous posons l’importance capitale dans les réflexions écologiques en cours.
Une opportunité formidable nous a ainsi été donnée de contribuer à la recherche en écopoétique (ou écocritique, qui s’intéresse au rapport arts/écologie), d’une grande vivacité actuellement en France, à partir d’une langue africaine et d’une littérature peu visible institutionnellement, ce qui est une chance avant tout pour les études peules (puisque cela a permis de recruter deux jeunes chercheurs) et les littératures d’Afrique.
Cependant, nous entendons bien nous saisir du paradigme écologique qui nous semble actuellement l’une des voies critiques les plus fécondes, pour contribuer autant que possible à un décloisonnement à la fois des études littéraires et des disciplines. Il s’agit d’intégrer l’oralité et de manière générale, les littératures dites « minoritaires » dans leur diversité linguistique, dans une réflexion qui ne se limite pas aux foulanisants, aux cultural studies, mais peut s’insérer dans des débats de société et réflexions épistémologiques plus vastes, en France notamment, et invite à de réelles ouvertures méthodologiques et à l’interdisciplinarité. C’est la raison pour laquelle nous avons créé un cours d’écopoétique/écocritique en licence (dans le cadre du parcours Environnement et littérature) qui prend acte de la diversité des formes d’expression, des langues et des enjeux de société (y compris les questions de genre, avec l’écoféminisme). C’est une chance à l’Inalco de pouvoir mettre en œuvre de tels cours.
Ainsi EcoSen, en plus d’un travail au long cours sur place en Mauritanie et au Sénégal, comporte un axe destiné à favoriser collaborations interdisciplinaires et réflexions institutionnelles. Le but est surtout de décloisonner ce type de recherches hyper spécialisées, relevant d’une autre temporalité (car longues, fastidieuses, de terrain). La prise en compte des littératures autres que celles écrites, et dans des langues européennes ne va pas de soi dans la réflexion théorique. Loin de là. Comment contribuer à faire entendre d’autres voix, dans ce qu’elles ont de singulier, dans l'enseignement de la littérature ? Comment faire plus de place à la diversité des formes et des langues ? Pour nous, cette question institutionnelle est fondamentale car ce sont des difficultés auxquelles nous sommes directement confrontés. Il ne sert à rien de les nier, ou au contraire de se replier sur des territoires, postures défensives ou victimaires. On doit pouvoir agir ensemble. La recherche va dans ce sens et nous nous inscrivons pleinement dans ce mouvement général : celui d’un décloisonnement et d’une mise en relation des uns et des autres toujours plus importante. Il faut penser « écologie institutionnelle » (cf. la journée « Pour une écologie de la fragilité » organisée avec Emmanuel Lozerand le 10 avril 2019) et de ce point de vue, les efforts de l’Inalco, sous la houlette de la Présidence, avec la mise en place de nouveaux enseignements transversaux, le groupe de réflexion mené par Hélène de Penanros autour des langues à petits effectifs ne peuvent que nous réjouir et nous soutenons ces initiatives car l’enjeu est considérable.
C'est dans cet esprit que nous avons ainsi créé fin 2017, avec d’autres universitaires, un collectif appelé ZoneZadir afin de favoriser un dialogue transculturel, plurilingue en écopoétique, dans le but de mieux se connaître et de partager les connaissances. Le 29 mai 2019, nous invitons l’anthropologue américain Steven Feld afin de nourrir la réflexion interdisciplinaire dans le cadre d’une journée d’études intitulée « Ec(h)opétiques : chanter, écouter, éprouver les lieux ».
Enfin, en dépit des contraintes actuelles de la recherche, nous pensons que ces projets, difficiles à monter et à obtenir, doivent soutenir autant que possible les jeunes chercheurs dans des domaines rares et leur servir de tremplin. Il est tout à fait possible d’être solidaire, et de manifester une plus grande attention à des fragilités professionnelles, de partager et servir de matrice à d’autres projets de recherches. C’est à une autre façon de faire de la recherche, plus collaborative, plus humaine, plus collective, moins individualiste que nous aspirons. Bien sûr, c’est un idéal mais nous y croyons fortement et nous tentons de le mettre en œuvre, à notre petit niveau ! Et bien sûr, nous sommes prêt.e.s à travailler avec d’autres collègues dans ce sens. C’est comme avec la musique (puisque nous avons un ethnomusicologue, spécialiste des musiques du fleuve Sénégal dans l’équipe) : le mode mineur est là pour mettre en variation un mode majeur…
Mélanie Bourlet
Maîtresse de conférences en langue et littérature peules à l'Inalco
Lire également le portrait de Mélanie Bourlet.