Le télougou (Inde du Sud) : vous avez dit, « langue rare » ? Un parcours de recherche et d'étude.
Une langue rare ?
En dépit d'une importance démographique et culturelle capitale au sein de l'immense terroir d'origine, son existence est habituellement inconnue ailleurs dans le monde à tout interlocuteur peu familier du sous-continent indien. De son côté, l'ignorance du nom lui-même contribue à expliquer le peu d'étudiants qui se pressent habituellement chaque rentrée à son enseignement, tout comme le qualificatif administratif “langue rare” décerné en vue de garantir sa pérennité institutionnelle, en dépit d'une importance démographique et culturelle majeure au sein de l'immense terroir d'origine.
Pourtant, cet idiome originaire de l'Inde du sud est toujours parlé par quelques 100 millions de locuteurs maternels et, selon des données statistiques plutôt minorées, se range entre le second et le quatrième rang des langues de l'Inde. La constitution fédérale de ce pays lui confère d'ailleurs un statut national, tandis qu'une diaspora télougoue de grand nombre, ancestrale ou plus contemporaine se trouve en Malaisie, à l'Île Maurice, en Arabie, aux États-Unis, en Australie ou au Royaume-Uni.
La position institutionnelle du télougou au sein de l'Union indienne permet peu de le libeller “langue peu enseignée”, sinon pour signifier sa rareté académique internationale. Sur ce dernier plan, autant qu'à celui de son importance politique, il reste à mentionner l'organisation régulière de symposiums, conférences ou colloques mondiaux (prapanca sadassu), et autres rencontres internationales (antarjātīya mahāsabha, prapanca mahāsabha), consacrés depuis les années 1970 à la littérature, la culture ou l'histoire de la langue par divers milieux institutionnels télougous, parfois avec le concours ou la participation du gouvernement central de l'Inde, sans compter des manifestations nationales pan-indiennes de même type.
Une langue culturelle
Le télougou se distingue par une histoire culturelle et littéraire de dix siècles. Le foisonnement des oeuvres produites entre le XIe et le XIXe siècles recèle une diversité extrême des types, des contenus, des orientations stylistiques ou idéologiques. Les productions savantes y répondent aux exigences de codification rigoureuse d'une poétique singulière sophistiquée, qui appartient en propre à ce domaine linguistique et civilisationnel. Leurs caractéristiques prosodiques s'étendent à la langue et révèlent des qualités esthétiques célébrées par les connaisseurs du terreau pour son incomparable mellifluosité : un jésuite transalpin du XVIIe siècle a qualifié le télougou « d'italien de l'Orient ».
La littérature télougoue s'enrichit aussi à l'époque moderne et contemporaine des deux cents dernières années d'une variété comparable dans les genres en prose et en poésie. Cette surabondance continue à promouvoir des itinéraires parallèles dans les modes de composition actuels des oeuvres, avec un volume de publication et des manifestations littéraires d'une extrême vivacité.
Elle ne s'arrête pas aux formes savantes de l'écrit, mais engage de très nombreux genres purement ou partiellement oraux, parfois édités eux aussi. L'oralité poétique se partage entre types purement chantés, genres narratifs, styles théâtraux et modes récitatifs qui embrassent les conditionnements de la société des castes mais se constituent aussi pour diffuser les messages idéologiques ou politiques ultra-contemporains du militantisme.
Ainsi, le patrimoine du seul domaine littéraire télougou paraît proprement phénoménal à lui-seul. Au-delà, la langue se niche au centre d'une immense culture, facteur esthétique, identitaire et moteur éthique, politique ou religieux. L'ensemble de cet univers culturel offre un champ d'investigation considérable. Il souffre en même temps d'un terrible déficit académique international et demeure un sujet d'étude à découvrir pour l'essentiel1.
Notre champ de recherche s'est d'abord inscrit dans une démarche ethnologique, centrée sur un essai de description analytique d'un genre narratif théâtralisé en langue télougoue d'Andhra Pradesh, le burrakatha (“Récit au burra”). L'objectif s'inscrivait dans le cadre d'une thèse de doctorat, à partir d'un travail ethnographique profondément ancré dans une société locale et régionale régie par le fait linguistique télougou. L'étude a porté sur l'ensemble des phénomènes constitutifs de cette forme esthétique appartenant à l'univers populaire contemporain (1940-2000).
Nous avons cherché à situer l'objet vis-à-vis des éléments civilisationnels qui pouvaient lui être associés aux plans diachronique et synchronique, en nous efforçant de fixer l'espace territorial de référence que le genre permettait justement de distinguer. Cet essai de description plaçait le phénomène particulier au sein du système socioculturel englobant qui l'avait engendré. Il visait à circonscrire le burrakatha dans sa sphère de signification propre, et rendait compte des fonctions de l'expression littéraire spectaculaire ou participative dans la communication et la culture populaires vivantes.
Le travail initial d'observation et d'interaction orale de l'enquête de terrain, ainsi que l'étude textuelle d'éléments tirés de répertoires de genres concomitants, nous ont progressivement conditionné à l'apprentissage intensif et approfondi de la langue in situ, en contexte, et à partir de ressources pédagogiques propres, sans recours possible à l'enseignement institutionnel extérieur qui n'existait nulle part.
Ce faisant, nous avons pu également, dès l'origine, développer une méthode d'apprentissage et d'assimilation de la langue auprès de maîtres d'enseignement locaux qui nous a continuellement servie depuis. Elle nous a permis de nous initier à la langue, d'approfondir ces connaissances initiales, de recueillir les informations de terrain et de collecter, sous la dictée pour certains, les textes des récits les plus représentatifs du corpus visé.
Il s'agissait de mettre au jour, traduire, et éclairer des données essentielles inédites, concernant en priorité les genres narratifs sur lesquels nous travaillions, mais aussi des faits de culture, de religion ou de société, y compris dans les sphères idéologique ou politique, afin d'obtenir une mise à plat des particularismes propres à la société télougoue d'Andhra Pradesh. Le travail de déchiffrage se poursuit, avec l'approfondissement systématique des connaissances, qui requièrent une maîtrise particulièrement assurée de la langue.
Nécessité d’une maîtrise parfaite du télougou pour la compréhension de la langue populaire
L'une des dimensions spécialement ardue d'un accès satisfaisant pour la compréhension des phénomènes linguistiques de toute langue réside dans la capacité à saisir les formes orales les moins soutenues et les plus familières des propos qui s'énoncent dans la succession ininterrompue des phonèmes de la chaîne parlée, en contexte libre et non-formel. Les langues dites dravidiennes sont connues pour être fort difficiles de ce point de vue. Or, l'une des caractéristiques particulièrement intéressantes des formes narratives et théâtrales populaires se révèle dans toute sa force lors de l'interprétation pendant les représentations publiques. Il s'agit d'un point de recherche aussi essentiel que problématique, celui de l'accès à l'observation des faits de langue (forme et contenu) de discours non-formels.
Or, les interprètes humoristiques, ceux de la critique sociale aussi, incarnent fréquemment des personnages donnés comme ordinaires ou vulgaires dans les formes d'expression théâtrales télougoues. Ils y tiennent en grande partie le devant de la scène à des fins comiques ou satiriques. Parallèlement au langage poétique stylé des récits ou des dialogues littéraires dits centraux, ils jouent d'une langue parlée d'usage commun, parsemée de grossièretés et d'accents sociaux de basse condition.
Ces dimensions orales du langage populaire irrégulier constituent fort souvent le gros de l'expression textuelle lors de l'interprétation, tant narrative que théâtrale, mais demeurent généralement inédites, surtout les plus saillantes. Elles varient en fonction des auditoires, des circonstances ou, bien sûr, des époques, en se conformant alors aux évolutions de la langue et de la société. Données sur le vif, elles n'offrent aucun recours possible à quelque publication que ce soit.
Nous disposons depuis les années 1986-1990 d'enregistrements audiophones et audiovisuels réalisés sur le terrain. L'étude académique de ce type de discours est extrêmement rare dans le contexte des langues d'Inde du sud. L'intérêt scientifique est évident. Toutefois, l'analyse des discours non normatifs ne nous était nullement possible avant de pouvoir disposer d'une compétence linguistique avancée pour parvenir au décryptage phonétique des sentences.
Le problème de départ demandait un savoir linguistique sans faille. Celui-ci exigeait naturellement des connaissances exactes, justes, et précises dans les questions d'équivalence sémantique télougou - français, qu'il s'agisse des significations lexicales, comme des valeurs idiomatiques des syntagmes, régis par les constructions logiques extraordinairement étrangères des structures grammaticales de chacune des deux langues. Se posait donc la nécessité de l'établissement systématique de ces ressources. En effet, d'une part, si l'on excepte bien évidemment ce qu'offre l'idiome-cible lui-même, les méthodes et les supports de l'apprentissage du télougou étaient quasi inexistants en français. Les ressources sur cette langue ne demeuraient pratiquement disponibles qu'en anglais. Mais, d'une part, aujourd'hui encore, les ouvrages et documents d'apprentissage en cette langue ne sont pas eux-mêmes sans défaillances significatives. Les faits linguistiques anglais et français sont également loin de pouvoir toujours se recouvrer. Cela engage à la fois les formes syntaxiques, les catégorisations différentes de classes grammaticales, ainsi que la morphologie lexicale, très grammaticalisée — par agglutination, en télougou.
La recherche des correspondances correctes vis-à-vis de concepts, expressions, et constructions symboliques (tropes, images ou clichés), issus d'univers linguistiques aux réalités géographiques et civilisationnelles sans rapport, ajoutait aux impensés de phénomènes non répertoriés.
La démarche de savoir requérait une construction pas à pas des moyens de la connaissance. Le procédé de réalisation adéquat des rapports d'équivalence entre télougou et français ne pouvait s'accomplir qu'à travers une médiation cognitive intériorisée, d'ordre mental, entre ces deux langues. Il passait irrémédiablement par la sanction définitive des processus discursifs de la pratique orale en contexte, à travers l'épreuve de viabilité, dans la compréhension des propos émis et reçus, lors de l'échange verbal entre interlocuteurs.
L'orientation de ce type de recherche s'inscrivait évidemment au cœur des nécessités de favoriser la pratique de l'apprentissage et de l'étude pour les étudiants actuels et à venir. Il s'agissait de former un socle de connaissances en français sur le télougou afin de pouvoir satisfaire les conditions générales d'un enseignement linguistique immédiat de qualité et de permettre, ensuite, la transmission pérenne de cette langue entre les générations, depuis une expertise francophone sur le domaine, avec l'élaboration graduelle, en cours, d'ouvrages pédagogiques, grammaticaux et lexicographiques.
Au final, l'apprentissage intensif du télougou dans les pratiques de ce type, la publication d'un premier dictionnaire bilingue de base, la poursuite de l'exploration littéraire, et le travail de traduction nécessaire à la mise à plat exhaustive des sens lexicaux et grammaticaux des textes étudiés, nous ont conduits, sur le long terme, à un travail de consolidation tout azimut des acquis obtenus, au cours du terrain initial, puis lors des activités de recherche successives. Ce faisant, les conditions d'étude des textes d'enregistrement issus de l'oralité vivante, par nous-même, ou par les étudiants intéressés plus précisément à cet axe de recherche, sont maintenant remplies.
Au-delà des travaux engagés sur les oeuvres d'expression littéraire plus classiques inscrites dans les ouvrages d'édition ou l'écrit philologique, aux formes fixées dans le discours pré-écrit, le champ de l'étude de l'oralité non savante du domaine télougou est ouvert. Il nous semble prometteur et fertile, sinon indispensable, au titre de la connaissance, dans plusieurs finalités disciplinaires ou aréales, tout spécialement pour celle… des langues et des civilisations orientales au sein de l’Inalco.
Daniel Negers
Maître de conférence en langue et culture télougoues
Notes
1. La signifiance des phénomènes linguistiques et culturels s'augmente probablement de possibilités heuristiques aux contours supplémentaires majeurs sur des plans ou vers des horizons a priori inattendus, en Inde et dans la diaspora actuelle. En effet, d'une part, si le télougou prend son origine la plus lointaine dans un état historique ancien du socle dravidien, et conserve une structure logique et grammaticale, ainsi qu'un fond lexicographique considérable, profondément enracinés dans cette famille linguistique étrangère au domaine indo-européen — et pratiquement lui seul ; à l'exception un peu divergente du malayalam, langue du Kerala —, il s'est également constitué complémentairement en intégrant, un gros volume terminologique et des ressources grammaticales venus du sanscrit. Cela s'est fait tel quel ou sous des modalités variées de télougouïsation (procédés grammaticaux d'agglutination et autres modes de variation morpho-lexicologiques).
D'autre part, couplées à l'effet des études consacrées prioritairement au monde tamoul immédiatement voisin, les connaissances lacunaires sur le gros du domaine télougou ont probablement entravé une meilleure reconnaissance de facteurs d'influence qu'il a pu avoir sur une grande part de l'Asie du Sud-Est, de l'Indonésie et de l'Océanie proche à des époques historiques lointaines.
Un développement international des études pratiques du télougou serait susceptible de contribuer à y remédier, à partir d'investigations comparées car il pourrait y mettre au jour des parentés issues du pays télougou (domaine architectural), et notamment sur le plan linguistique au moins déjà dans la double perspective de l'étymologie et des catégories grammaticales étrangères au champ indo-européen, pour des phénomènes qui demeurent peu, ou pas, décrits ni analysés, dans et hors du champ dravidien.
Une langue rare ?
En dépit d'une importance démographique et culturelle capitale au sein de l'immense terroir d'origine, son existence est habituellement inconnue ailleurs dans le monde à tout interlocuteur peu familier du sous-continent indien. De son côté, l'ignorance du nom lui-même contribue à expliquer le peu d'étudiants qui se pressent habituellement chaque rentrée à son enseignement, tout comme le qualificatif administratif “langue rare” décerné en vue de garantir sa pérennité institutionnelle, en dépit d'une importance démographique et culturelle majeure au sein de l'immense terroir d'origine.
Pourtant, cet idiome originaire de l'Inde du sud est toujours parlé par quelques 100 millions de locuteurs maternels et, selon des données statistiques plutôt minorées, se range entre le second et le quatrième rang des langues de l'Inde. La constitution fédérale de ce pays lui confère d'ailleurs un statut national, tandis qu'une diaspora télougoue de grand nombre, ancestrale ou plus contemporaine se trouve en Malaisie, à l'Île Maurice, en Arabie, aux États-Unis, en Australie ou au Royaume-Uni.
La position institutionnelle du télougou au sein de l'Union indienne permet peu de le libeller “langue peu enseignée”, sinon pour signifier sa rareté académique internationale. Sur ce dernier plan, autant qu'à celui de son importance politique, il reste à mentionner l'organisation régulière de symposiums, conférences ou colloques mondiaux (prapanca sadassu), et autres rencontres internationales (antarjātīya mahāsabha, prapanca mahāsabha), consacrés depuis les années 1970 à la littérature, la culture ou l'histoire de la langue par divers milieux institutionnels télougous, parfois avec le concours ou la participation du gouvernement central de l'Inde, sans compter des manifestations nationales pan-indiennes de même type.