Le RCNL : un rêve dans le far west de la linguistique

D’un point de vue linguistique, le Nigeria est à la fois le troisième pays le plus riche et le deuxième pays le moins étudié du monde. A côté des quatre grandes langues parlées par des millions de locuteurs – le yoruba, le haoussa (enseignées à l’Inalco), le igbo (plutôt une famille de langues) et le pidgin nigérian – il y est parlé des centaines d’autres langues de tailles diverses...
Vendeur de boissons au « book launch » de Yungur Heritage
Vendeur de boissons au « book launch » de Yungur Heritage © DR‎

La publication en ligne Ethnologue en compte précisément 517. En réalité personne ne connaît leur nombre exact. Ces langues peuvent être regroupées en un nombre également inconnu de familles linguistiques, dont la plupart appartient d’une façon ou d’une autre à la macro-famille Niger-Congo, à l’exception des langues tchadiques et ijoïdes, le kanuri et quelques isolats présumés. Selon une étude bibliométrique récente, nous disposons actuellement d’une étude grammaticale pour seulement 17 % des langues nigérianes, contre en moyenne 30 % en Afrique et 31 % au niveau mondial. De plus, il existe plusieurs familles linguistiques dont aucun membre n’a fait l’objet d’une étude grammaticale, tels que les groupes wurbo ou jarawan.

Cette situation a inspiré deux chercheurs du Llacan (CNRS-Inalco), Mark Van de Velde et Dmitry Idiatov, à se réorienter vers l’étude des langues minoritaires nigérianes au moment de leur recrutement au CNRS. Avec le soutien de l’IFRA (Institut français de recherche en Afrique), nous avons pu effectuer en 2011 une mission de pilotage dans le nord de l’État d’Adamawa. La finalité de cette mission était d’établir des contacts avec les communautés locales, de sélectionner une langue à étudier, et de vérifier la situation sociolinguistique dans cette partie de la vallée de la Bénoué. A propos de ce dernier point, il s’est avéré que la plupart des langues minorées de la région subissent une forte pression de la langue haoussa, utilisée de façon quasi-générale entre enfants quand ils jouent, par exemple.

Une riche variété de langues mais trop peu de chercheurs

En revanche, il existe chez les communautés linguistiques locales une très forte volonté de conserver et cultiver leurs langues maternelles. Cette volonté s’affiche par exemple chez les chercheurs amateurs qui composent des recueils de proverbes ou des dictionnaires, souvent accompagnés de traités folkloriques. Nous avons pu assister à un grand événement organisé dans le village de Dumne pour célébrer la parution du livre Yungur Heritage : culture, tradition and chiefdom et pour lever des fonds afin de compenser le travail de son auteur, Manliura Datilo Philemon. L’intérêt de la communauté était considérable. Il y avait des centaines de participants, dont des notables venus de Yola, la capitale de l’État, et Abuja, la capitale fédérale. Les sommes levées étaient impressionnantes, témoin très concret de l’estime témoignée à ce genre d’effort.

Vendeur de boissons au « book launch » de Yungur Heritage
Vendeur de boissons au « book launch » de Yungur Heritage © DR‎

Dans quasiment chaque communauté linguistique de la région, il existe de plus un comité de langue, créé pour traduire le Nouveau testament ou pour proposer une orthographe. Ces comités sont souvent encadrés par l’une des organisations missionnaires protestantes actives dans la région, qui proposent des ateliers de traduction, d’analyse phonologique ou de création d’orthographes sur place ou dans la ville de Jos. Depuis quelques années, une faculté théologique affiliée à l’université fédérale de Jos, le TCNN (Theological College of Northern Nigeria), propose une formation complète (BaMa) en documentation et analyse linguistique, qui est d’excellente qualité. Elle attire des étudiants issus de comités de langue locaux, dont certains financent les études linguistiques d’un jeune membre. Enfin, chacune des communautés que nous avons pu visiter lors de notre mission de pilotage nous a réservé un accueil chaleureux et enthousiaste et nous a priés d’étudier leur langue. Il nous était particulièrement pénible de ne pouvoir répondre positivement à la plupart d’entre elles, faute de temps et de moyens, mais nous avons promis de faire de notre mieux pour développer les recherches linguistiques dans la région.
 
Nous avons retenu le bena-yungur (ẽ́ː ɓə́nāː, glottocode: kwaa1262)* comme objet d’étude approfondie, une langue du groupe bena–mboi, qui appartient lui-même à l’ensemble de langues regroupées sous l’étiquette adamawa. Dans les classifications internes de la macro-famille Niger-Congo, les langues adamawa figurent comme une famille, mais leur unité généalogique n’a jamais été démontrée, faute de données suffisantes et d’efforts de reconstruction intermédiaire. Le bena-yungur est parlé au nord-est du Nigeria, quelques dizaines de kilomètres au nord du fleuve Bénoué et à l’est de son affluent Gongola, dans la zone de gouvernement local de Song. En plus de quelques publications scientifiques sur cette langue, nous avons produit une application dictionnaire à destination de la communauté, consultable sur téléphone et téléchargeable gratuitement sur Google Play Store (https://play.google.com/store/apps/details?id=com.efl.labex.bena). Comme la partie du Nigeria au nord du fleuve Bénoué est devenue inaccessible pour cause d’insécurité immédiatement après notre mission de pilotage, nous devons travailler avec des assistants de recherche issus de la communauté bena-yungur. Notre assistant principal, M. Bitrus Andrew, enregistre des textes dans les villages bena-yungur et vient travailler avec nous pendant quelques semaines tous les ans dans le sud-ouest du Nigeria.
    
Depuis 2011, nous avons pu obtenir plusieurs projets à financement externe, notamment le projet AdaGram, porté par Dmitry Idiatov et financé par la ville de Paris dans le cadre de son programme Emergence(s) et le projet Areal phenomena in Northern sub-Saharan Africa, opération de l’Axe 3 du LabEx EFL. Ces projets nous ont permis d’embaucher quatre doctorants dont les recherches se concentrent sur la documentation et l’analyse grammaticale de langues Adamawa jusque-là non-étudiées. Mirjam Möller est en train de finaliser sa thèse sur la langue baa (glottocode: kwaa1262), parlée dans les villages Kwah et Gyakan dans une partie inaccessible de l’État d’Adamawa. Elle a surtout travaillé avec la diaspora baa dans la ville de Lagos. Eveling Villa, Jakob Lesage et Lora Litvinova sont en train respectivement d’effectuer une analyse grammaticale des langues nyesam (glottocode: kpas1242), kam (glottocode: kamm1249) et wam (glottocode: kuga1239).

Un appui local précieux

Leur travail a été préparé par une mission de pilotage effectuée par une petite équipe nigériane composé de M. Tope Olagunju, étudiant nigérian, et M. Bitrus Andrew, notre assistant de recherche bena-yungur. Cette mission avait pour but de récolter des données lexicales sur cinq langues qui étaient classées comme « adamawa » dans la littérature, mais dont nous ne disposions pas de données. Les résultats époustouflants de cette petite mission illustrent bien l’aspect frontière des recherches linguistiques au Nigeria. Une des langues à examiner était connue sous le nom de laka dans la littérature (glottocode: laka1252), classée dans le groupe mbum de la famille adamawa, et parlée dans la ville de Lau, État de Taraba. A leur retour de mission, nos collaborateurs rapportaient qu’il y a deux communautés linguistiques à Lau, qui ne se comprennent pas et qui sont en conflit. Tope et Bitrus ont pu récolter des données lexicales sur une de ces deux langues, le lau laka. Il s’est avéré qu’il s’agit d’une langue soudanique centrale (donc pas rattachée au groupe Niger-Congo), dont le parent le plus proche est parlé à 700 km vers l’est, dans le sud du Tchad. L’identité de l’autre langue parlée à Lau serait resté inconnue, si nous n’avions pas appris par hasard que deux gardiens de l’école en face de notre logement de terrain dans la ville d’Ilorin étaient originaires de Lau, un heureux hasard si on sait que Lau est à 1000 km d’Ilorin. Les deux jeunes affirmaient être locuteurs natifs de leur langue ancestrale, qu’ils appellent le win lau, mais nous nous sommes vite rendu compte que la plupart des mots et phrases qu’ils nous donnaient étaient en haoussa. Nous avons pu faire appel à un oncle en visite chez eux, qui, lui, maîtrisait bien la langue. Une première analyse du lexique suggère qu’il s’agit d’une langue du sous-groupe wurbo de la famille jukunoïde, sous-groupe dont nous ne savons quasiment rien. Bref, la langue « adamawa » connue dans la littérature sous le nom de laka, s’avère être deux langues non-apparentées, dont aucune n’appartient au groupe adamawa, quoi que soit la délimitation de ce dernier, et dont une est totalement unique au Nigeria.

Développer la linguistique sur place et construire un centre de recherche

Grâce au travail en équipe avec des locuteurs natifs, les problèmes liés à l’insécurité dans le nord-ouest du Nigeria ne sont donc pas insurmontables. Par contre, il est clair que le nombre de linguistes qui travaillent sur les langues minoritaires du Nigeria est largement trop faible pour espérer des avancées significatives dans l’étude de la diversité linguistique extraordinaire qui attend d’être découverte dans cette région. C’est pourquoi en 2013 nous avons accepté d’aller enseigner la linguistique dans une université récemment fondée dans le sud-ouest du Nigeria, près de la ville d’Ilorin, afin de contribuer à la formation d’une nouvelle génération de linguistes nigérians. Soutenu par le président de cette université et la directrice du département de linguistique, nous avons développé le projet de création d’un centre de recherche sur les langues du Nigeria, le RCNL (Research Centre for Nigerian Languages). Ce centre est conçu comme une sorte d’hôtel de recherche, où des équipes de chercheurs (nigérians et internationaux), locuteurs et étudiants peuvent vivre et travailler dans des conditions idéales et en toute sécurité. Une fois construit, le centre devrait être autosuffisant grâce aux projets à financement externe et aux frais de pension des chercheurs étrangers.
   
L’université avait sécurisé un financement de l’État fédéral nigérian et nous avons commencé à chercher un architecte. Après avoir étudié quelques options, nous avons retenu un bureau de jeunes architectes belges qui se spécialisent dans la construction durable et qui avaient déjà réalisé quelques projets en Afrique subsaharienne, dont une petite bibliothèque communale au Burundi, construite entièrement en matériaux locaux et partiellement avec des techniques locales en voie de disparition. Une équipe d’architectes est venue au Nigeria pour regarder le terrain et prendre des échantillons du sol à différents endroits près de l’université pour étudier leur composition, afin de pouvoir produire des briques de haute qualité sur place. Ils ont proposé un dessin architectural superbe, d’un bâtiment divisé en une partie résidentielle, une partie publique et une partie support, organisées autour de cours et jardins intérieurs qui assurent une ventilation naturelle.
 
Nous étions bien conscients des risques liés à ce projet, risques que nous avons essayé d’anticiper au maximum, mais qui ont fini par couler le projet. Au début, le fait que notre université d’affiliation au Nigeria soit jeune nous avait semblé un avantage, puisque cela devait nous permettre de peser sur le développement de la politique de recherche et de mettre en place des meilleures pratiques dès le début. En réalité, l’absence de culture ou d’ambition de recherche compliquait fortement notre travail. Ces complications s’avéraient impossibles à résoudre et se seraient multipliées une fois que le Centre aurait démarré. Le contrat avec les architectes a été modifié constamment sur place, même après avoir été signé par tous les partenaires, et les architectes n’ont jamais été rémunérés. Malgré nos efforts, le contrat de construction a été attribué à une entreprise qui n’était pas sélectionnée sur la base de ses compétences. Une fois les travaux commencés, les architectes ont envoyé deux stagiaires pour suivre le chantier, en soutien au bureau d’architectes local qui nous avait été imposé. Dès leur arrivée, les travaux ont été arrêtés, pour reprendre immédiatement après leur départ deux mois plus tard. La partie du bâtiment qui a été réalisée ne ressemble guère au dessin et est totalement inutilisable.
 
Dans le même temps, l’idée du RCNL a suscité beaucoup d’intérêt au Nigeria et au moment où il est devenu clair que les choses étaient intenables à Ilorin, le département de linguistique de l’université d’Ibadan (UI) nous a invités à considérer de refonder le RCNL chez eux. L’UI est la meilleure université du Nigeria, située elle aussi dans le sud-ouest du pays, et où la sécurité est moins problématique. Elle est une université partenaire de l’Inalco et elle héberge l’IFRA (Institut français de recherche en Afrique), une UMIFRE (Unité mixte des instituts français de recherche à l'étranger) financée par le CNRS et le MEAE (ministère de l'Europe et des Affaires étrangères) qui a toujours soutenu nos recherches au Nigeria. Nos collègues de l’UI sont actuellement en train de chercher les financements nécessaires pour réaliser l’immeuble du RCNL sur leur campus.
 
Le rêve de faire un saut quantitatif et qualitatif dans les recherches linguistiques au Nigeria reste donc vivant. Si nos collègues de l’UI peuvent sécuriser le financement nécessaire pour construire l’infrastructure, nous serons prêts à démarrer les recherches en force, grâce à notre réseau de comités locaux, aux étudiants formés au TCNN (Theological College of Northern Nigeria) et aux jeunes docteurs formés dans le cadre du projet AdaGram.
   
Mark Van de Velde

*Le glottocode est un identifiant unique pour toute famille ou variété linguistique mentionnée dans la littérature. Ce code est attribué par le catalogue Glottolog (https://glottolog.org/), un catalogue des langues du monde, inspiré, entre autres choses, de WebCal (http://reflex.cnrs.fr/Lexiques/webcal/index.html), catalogue des langues d’Afrique développé au Llacan par Guillaume Segerer.