Lia Wei, chercheuse en études chinoises, de la calligraphie à l'estampage
Pouvez-vous vous présenter ? Quel a été votre parcours avant l'Inalco ?
J'ai abordé la langue et la culture chinoise par le biais de la calligraphie, la gravure de sceaux, les techniques d'imprimerie et la peinture, en passant quelques années à Hangzhou et Chongqing, dès la fin du lycée. Ces pratiques m'ont menée à des recherches plus poussées sur l'épigraphie en milieu funéraire – en particulier les tombes de falaises du haut-cours du Fleuve Bleu dans le Sud-ouest du pays, sur lesquelles a porté ma thèse –, ou en contexte religieux, dans les montagnes des actuelles provinces du Shandong et Hebei. J'ai ensuite étudié l'histoire de l'art et l'archéologie à l'Université Libre de Bruxelles (ULB, 2009-2012) et à la School of Oriental and African Studies (SOAS, 2012-2018), puis j'ai été basée quelques années au département d'archéologie de la Renmin University of China (2018-2021).
Qu'est-ce qui vous a amené à rejoindre l'Inalco ?
Après des années d'études, d'enseignement et de recherche dans un milieu anglo-saxon ou sinophone, j'étais ravie d'avoir l'opportunité de pouvoir poursuivre ma trajectoire dans le paysage francophone de la recherche en études chinoises, en particulier dans une institution aux orientations aussi diversifiées que l'Inalco, et dans un contexte culturel aussi riche que Paris.
Vous êtes arrivée à l'Inalco en 2021, et êtes rattachée à l’équipe de recherche Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE). Quels sont vos axes de recherche ?
Depuis mon arrivée, à un moment où la Chine est demeurée inaccessible, j'ai surtout exploré les collections muséales et les bibliothèques parisiennes, en faisant connaissance avec les nombreux conservateurs, bibliothécaires et chercheurs ou autres spécialistes de la Chine. Cette phase exploratoire a donné lieu à des visites des réserves et des ateliers, elle a permis d'ancrer ma recherche et mon enseignement dans ce nouveau terrain : Paris. Au sein de l'axe I de l'IFRAE (Les langues, les sources et leurs enjeux, 2. Sources visuelles, sources textuelles : approches interdisciplinaires de l’image), nous sommes à présent quelques historiens de l'art s'intéressant à différentes régions d'Asie (Chine, Japon, Mongolie, Népal), à nous pencher ensemble sur des études de cas et à reconstruire des trajectoires ou vies d'objets, en particuliers des objets inscrits, ou de documents, comme les estampages par exemple. Nous réfléchissons à la manière de systématiser nos rencontres et les partenariats institutionnels pour pérenniser cette approche et y intégrer des doctorants ou masterants, afin d'enrichir leur formation en histoire de l'art ou archéologie de l'Asie. J'ai également échangé avec des collègues historiens des religions ou archéologues actifs dans l'axe III (Histoire et sociologie du fait religieux en Asie de l’Est), notamment sur la question des paysages religieux – dans mon cas, il s'agit de "paysages inscrits" en Chine médiévale.
Vous avez initié, en partenariat avec la BULAC et l’École française d’Extrême-Orient (EFEO), le projet d’exposition « Pratique de l'estampage en Chine : images et objets inscrits » présentée à l’Inalco du 6 au 30 mars 2023. Racontez-nous cette aventure.
En collaboration avec Michela Bussotti (Directrice d'Etudes à l'EFEO/UMR CCJ), qui a travaillé longtemps sur le catalogage des collections parisiennes au début des années 2000, j'ai tenté de susciter – ou ressusciter – à Paris un peu de curiosité autour des estampages, ces reproductions à l'encre sur papier de gravures sur pierre (habituellement des textes). C'est un projet qui me tient à cœur depuis mes années de thèse, quand je me suis rendue compte que rien ne transparaîtrait dans mon manuscrit des heures passées en contact avec la paroi rocheuse, à attendre que le papier sèche et à humer l'odeur de l'encre… Dès 2018, j'ai organisé des expositions et workshops autour de cette technique, à Venise, Bruxelles, Bruges ou au Mont Tai même, une montagne connue pour cumuler des millénaires d'inscriptions épigraphiques. Paris regorge également d'estampages, disséminés par centaines dans les bibliothèques, universités et musées, des institutions aux profils très divers, car ces documents porteurs d'images et d'inscriptions, reproduisant des monuments ou des objets inscrits, sont véritablement à cheval entre le monde du livre et la culture visuelle ou matérielle. C'est dans le cadre des cours que je donne en licence 3 sur l'histoire de l'écriture et de la calligraphie et l'histoire de la peinture chinoise, dès mon arrivée à l'Inalco, que j'ai pu amener mes étudiants voir des estampages originaux dans la bibliothèque de l'EFEO tout d'abord. Les collègues de l'EFEO, Michela Bussotti et Dat-Wei Lau, responsable des collections chinoises de cette bibliothèque, ont été d'une grande patience, car les effectifs étudiants étaient assez nombreux. Dès le départ, j'ai annoncé à ces derniers que leurs dossiers écrits seraient intégrés dans une exposition, un ou deux ans après…
Comment s'est passée la découverte des estampages de la Bulac ? Qu’avez-vous ressenti ? Que nous racontent ces estampages ?
En cours de route, comme je demandais partout si personne n'avait vu des estampages dans les parages, Soline Suchet, responsable-adjointe du pôle Développement des collections - Chef d'équipe Asie (BULAC), a fini par retrouver sur une dizaine d'estampages pliés dans une boîte, puis, plus récemment, encore quelques dizaines conservés en rouleaux, ou dans de grandes enveloppes… Ces documents se glissent vraiment dans les moindres recoins, et passent volontiers inaperçus. Les institutions qui les possèdent n'en ont pas toujours saisi la valeur : en effet, aux yeux du collectionneur ou du calligraphe chinois, l'estampage est une véritable œuvre à l'encre, elle partage son aura avec l'œuvre originale et la supplante souvent, car cette dernière est la plupart du temps de l'ordre du mythe…
Ce projet de recherche comporte aussi une dimension pédagogique. Comment avez-vous fait participer les étudiants à ce beau projet de recherche et de médiation culturelle ? Quel est le profil de ces étudiants ?
Les étudiants sont au centre de ce projet. J'ai accepté, en plus des étudiants en licence, des masterants ou des doctorants que l'aventure intéressait, y compris des auditeurs libres provenant d'autres universités comme l'EPHE. Il s'agissait, pour eux et pour moi, de passer du temps à observer des documents dont on ne sait pas grand-chose. Il a d'abord fallu apprendre à les manipuler et les apprécier comme des œuvres à l'encre : ce n'était pas évident pour tous. Sans couleurs, et avec l'inversion opérée par la gravure, ces feuilles de papier très léger, parcourues de lignes blanches sur fond noir, peuvent paraître austères ou difficiles d'accès. Il a aussi fallu apprendre à reconstruire le geste technique, parfois complexe, qui a mené à ces impressions : les estampages d'objets résultent parfois d'un collage de plusieurs feuilles de papier, ou d'un mélange de techniques d'imprimerie et de peinture… Enfin, il a fallu déchiffrer les inscriptions – des formes d'écritures parfois très anciennes recherchées par les lettrés et paléographes qui les ont sélectionnées, et les traduire dans la mesure du possible. Un catalogue existe pour les estampages de l'EFEO, réalisé il y a une vingtaine d'années avec celui d'autres collections parisiennes, mais la richesse de ces matériaux est loin d'avoir été exploitée dans des travaux de recherche ; quant aux estampages de la Bulac, que nous avons analysés, même leur origine pour le moment reste un mystère. Les étudiants ont chacun participé à la mesure de leur intérêt et de leurs compétences. Certains d'entre eux s'orientent vers la restauration ou la conservation comme Anna Le Menach, d'autres vers l'étude de l'épigraphie comme Francesca Berdin, de la calligraphie ou de la cartographie comme Paula Suméra, d'autres encore vers l'histoire des religions. La conception du parcours d'exposition, l'encadrage et l'accrochage des œuvres et la préparation de visites guidées ont sans doute été les moments où leur investissement a été le plus total et le plus visible, et c'est peut-être ce qui les a marqué plus durablement. Certains des étudiants, en particulier les masterants de l'Inalco, poursuivent l'aventure, ce sont ceux qui ont participé les plus activement à la rédaction des notices des œuvres : leurs contributions seront intégrées à un ouvrage collectif prévu pour l'année prochaine.
Installation de l'exposition au PLC (galerie de l'auditorium et rez-de-jardin de la BULAC)
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Quel est le fil conducteur de cette exposition ?
Le titre de l'exposition comprend les mots-clefs suivants : "pratique (de l'estampage)", "images et objets inscrits" (la journée d'étude associée, elle, comportait dans son titre les termes "matérialité", "transmission" et "réception"). Il s'agit d'appréhender l'estampage comme pratique culturelle, en intégrant tous ses acteurs : les auteurs et les graveurs ou producteurs des textes, images et objets estampés, les artisans ou maîtres estampeurs, souvent anonymes et méconnus, les collectionneurs, paléographes ou calligraphes qui ont laissé des sceaux et colophons sur ces documents au fil de leur circulation, les sinologues français qui, à partir du début du 20ème siècle, ont ramené ces documents de Chine. Au-delà du petit cercle de spécialistes, sinologues, historiens ou philologues, c'est au monde plus large de la culture visuelle et matérielle auquel nous avons voulu donner accès, même si les images et les objets estampés restent en partie sous l'emprise d'une logique textuelle. Vases, armes, miroirs ou statuaire en bronze, tuiles et briques de terre cuite, pierres à encres… tout objet est susceptible d'être extrait de son contexte et estampé s'il porte une inscription. Quant aux images inscrites, leur parcours complexe combine les mondes de la peinture chinoise, de la xylographie ou du livre illustré et de l'imagerie populaire ou religieuse. Ici aussi, l'inscription est déterminante : c'est une typologie de la figure humaine ou d'autres genres en peinture, comme les bambous à l'encre ou les fleurs et oiseaux, qui se dessine et se consolide au travers de l'estampage. L'estampage est bien une technique de reproduction, de diffusion, et de transmission, mais il projette également sur l'histoire de l'art chinois une grille de lecture particulière, il contribue à construire un répertoire formel particulier.
L'exposition en images
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L’exposition est très riche et met en scène de nombreuses pièces. Pouvez-vous revenir sur les coulisses du montage de l’expo ? Comment avez-vous adapté la scénographie aux deux espaces d’exposition : la galerie de l’auditorium du Pôle des langues et civilisations (PLC) et le Rez-de-jardin dans l’enceinte de la BULAC ?
Nous avons tiré profit de l'espace du couloir, long d'une trentaine de mètres, pour construire un parcours en étapes, avec une dizaine d'œuvres originales et une vingtaine de reproductions. Le défi a été d'éviter une progression trop linéaire : à l'aide de trois parois en bois nous avons divisé le couloir en quatre sections (historiographie, objets inscrits, personnages et portraits, inscrire le paysage). Nous avons essayé de donner à chaque section une personnalité un peu différente. L'Inalco s'est équipé d'une table-vitrine, qui formait le cœur de la section "objets inscrits", avec des outils d'estampages, un album ouvert sur un estampage de pierre à encre et l'objet correspondant, une vraie pierre à encre. Nous avons imprimé les œuvres à échelles et les avons replacées dans une maquette en bois de la galerie, pour tester différentes mises en scènes. L'un des étudiants, nous venant d'une école d'art – Killian Cahier – a aussi créé une maquette de l'espace sur SketchUp, afin d'avoir les mesures précises des espaces entre les œuvres, et d'aligner toutes les œuvres sur une hauteur constante. Au rez-de-jardin de la BULAC, nous avons exploité les vitrines existantes. Nous avons mis en page toutes les notices, en A4 ou A4 du double parcours sur Indesign, en essayant de garder une police assez grande malgré la quantité de texte assez importante. Chacun de ces choix a été discuté lors de réunions en présentiel ou en ligne, et de manière assez intense sur le groupe Whatsapp de l'expo.
En conclusion, votre pratique de la calligraphie et de la sigillographie vous a orienté vers des études en histoire de l’art et archéologie. Vous êtes aujourd’hui, entre autres, spécialiste de l’estampage chinois. Vos recherches archéologiques et esthétiques sur l’estampage ont-elles nourri/inspiré en retour votre pratique artistique personnelle ? Comment ?
Il est parfois difficile de dissocier pratique artistique et enseignement ou recherche, car ces activités partagent plusieurs aspects essentiels : créativité ou envie d'expérimenter, désir de transmission, tentatives de collaboration. De plus, dans la tradition lettrée chinoise, l'activité artistique se construit sur un rapport intime et particulier au passé ou à un ailleurs, elle parvient à se faufiler dans les quelques moments perdus que nous laissent l'étude ou… les tâches administratives ! La calligraphie ou la sigillographie sont sans doute parmi les pratiques artistiques qui se conjuguent le mieux avec une activité académique, mûrissant lentement au rythme d'un apprentissage quotidien.
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Vidéos :
Estampages chinois des Archives de l’EFEO, nouvelles approches de recherche
Découvrez la vidéo des Trésors asiatiques de l'EFEO. Michela Bussotti (EFEO), Claude Laroque (Paris I Panthéon-Sorbonne) et Lia Wei (Inalco/IFRAE) reviennent sur la conception de l'exposition et les nouvelles approches de recherche de la technique de l'estampage chinois.
La pierre et le pinceau
Un film de Marie-Françoise Plissart
Ce film a été tourné en 2010-2011 à Chongqing, dans les provinces du Sichuan et du Shandong, et à Pékin. Il montre le processus d’estampage sur le terrain, en suivant Lia Wei et Zhang Qiang dans leur travail de terrain dans les tombes taillées dans la roche de la dynastie des Han de l'Est (2e au 3e siècle de notre ère) et l’épigraphie bouddhiques des dynasties du Nord (6e siècle de notre ère).