« Les Explorateurs » #2 : retour sur le récit d’un voyage dans le Grand Nord canadien
Fondation
Au mois de novembre 2023, la Fondation a partagé deux fois par semaine, sur les réseaux sociaux, une série de billets intitulés « Quête arctique, douze billets de voyage du Grand Nord canadien ». Cette série a permis aux lecteurs de s’immerger une nouvelle fois dans la démarche exploratoire d’Éric Dugelay, cette fois-ci au cœur du Grand Nord canadien.
Le voyage a débuté à Montréal, puis a continué à Churchill, Manitoba, ville connue pour être la capitale mondiale de l’ours polaire, et Rankin Inlet au Nunavut. Certains des billets ont également été inspirés par trois de ses précédents voyages dans la région. Cette série de billets a permis de mettre à l’honneur les cultures, langues et civilisations de l’Arctique américain et a souligné la diversité culturelle de cet espace méconnu. Les lecteurs ont alors pu être transportés auprès des populations locales, des animaux et dans des paysages inouïs, sur les pas du regretté Jean Malaurie.
Par le biais de ces récits, la Fondation Inalco s’engage à promouvoir la passion pour les voyages et célèbre la richesse culturelle du monde, tout en renouant avec la tradition des récits de voyages des grands explorateurs qui ont fait l’histoire des Langues’O. Les lecteurs ont l’occasion de s’évader à travers des récits captivants et d’apprendre davantage sur les destinations fascinantes explorées par l’auteur.
Retrouvez ci-dessous les récits de l’écrivain voyageur Eric Dugelay de son voyage au Grand Nord canadien et restez à l’affut pour de prochains récits captivants.
Post 1/12 : Pinzutu du Nord
Prendre un long train. Tenter de voir l’ours polaire. Accepter de ne pas le cocher. Se fondre dans le paysage, se comporter dans le Grand Nord comme un prudent Pinzutu, ce sobriquet (prononcé pinsout) dont sont affublés les Français « continentaux » sur l’île de Corse, autre terre exotique. Vingt-cinq ans que j’ai foulé pour la première fois le Grand Nord. C’était à Ilulisat, Groenland (69°13’ nord). Et dix-sept ans pour le Nunavut, ce territoire canadien fondé - sans blague - le 1er avril 1999. Pour ce que j’en ai vu alors…, trois jours de nuit en plein hiver à Pond Inlet (72°42’) et une solide envie d’y retourner de jour ; ce que je tentai sans succès à l’été 2020 (je fus renvoyé de Yellowknife, Territoires du Nord-Ouest (62°27’), pour cause de Covid-19) et réussis au printemps 2021 sur l’île d’Ellesmere, Nunavut : Resolute (74°42’), enfin Grise Fiord, le plus au nord du Nord (76°25’). Aujourd’hui, j’entame donc mon troisième vrai voyage dans le Grand Nord canadien : direction Churchill, Manitoba (58°46’), capitale mondiale de l’ours polaire comme la surnomment les guides touristiques, et en plein dans la « saison de l’ours blanc », allez savoir ce que cela veut dire. C’est à Matthew Henson, une personne racisée comme on dit aujourd’hui, que je dédie cette Quête arctique, nouvelle série de douze billets du Grand Nord canadien. À lui et à l’équipe inuite, Ooqueah, Ootah, Egingwah et Seegloo, l’ayant accompagné dans la première conquête officielle du pôle Nord, le 6 avril 1909, quarante-cinq minutes avant l’arrivée du chef d’expédition Robert Peary. Ce dernier ne laissera pas Henson crier victoire : il s’accaparera leur exploit sans vergogne. De son côté, son rival Frederick Cook clamera jusqu’à sa mort les avoir devancés de près d’un an, dès le 21 avril 1908… Rien n’est sûr, certains avancent que le premier homme avéré à fouler le pôle Nord serait le Soviétique Ivan Papanine qui s'y posa en avion le 21 mai 1937. Et le premier à l'avoir atteint par voie terrestre, Ralph Plaisted, en motoneige, en avril 1968. J’avais cinq ans, de là ma fascination pour la région ?
Post 2/12 : Avec Glenn Gould
On voyage pour rien, pas besoin d’explication. Pourtant, cette fois-ci ce sera pour l’ours. Il m’obsède l’ours, c’est pour le reluquer que je prends la direction de Churchill. Embarquement à Winnipeg, quarante-quatre heures devant moi pour rêvasser, la tête contre la vitre du wagon de la VIA Rail Canada. Je sais faire cela, rêvasser, je recherche cela, on me regarde de travers quand je le dis. Souvenir d’un précédent trajet dans le Canadien Pacifique, mon baptême de l’ours. C’était un brun. Nous roulions à un train de sénateur, j’avais passé des heures à dévorer, seul à le faire, chaque recoin de forêt, aucun autre passager n’accordait d’importance au paysage. Soudain, quelque part entre Kamloops et Jasper, « A bear » ! C’est à peine si mes covoiturés avaient quitté leur écran des yeux pour tenter d’apercevoir le plantigrade dérangé dans sa cueillette. Pas le temps d’hameçonner mon premier ours avec mon IPhone 10, pas le temps de dire au revoir, en quelques secondes il était hors de notre champ de vision. Incrédule, l’hôtesse de bord m’avait asséné : les ours, d’habitude c’est sur le Winnipeg-Churchill. Deux ans après, j’y suis ! Avec un peu de chance, des bruns en quantité et à l’arrivée, Churchill, neuf-cents habitants à peine et deux-cents ours polaires. Dans l’attente, je voyage avec un monstre sacré. À trente-trois ans en 1965, célébré dans le monde entier, Glenn Gould avait choisi le Winnipeg-Churchill pour officialiser la fin de sa carrière pianistique. De son voyage solitaire, il avait tiré la Trilogie Solitude, œuvre en trois parties dont la première, L’Idée du Nord, est aussi inclassable que son auteur : radiophonique et cinématographique, elle tient du journalisme, de la sociologie, de la poésie, du théâtre et, selon ses propres mots « du côté obscur de l’âme humaine ». Face à moi, affalé sur sa banquette de train comme sur celle de son Steinway, à l’âge du Christ en croix, Glenn Gould est habité, ses yeux scintillent, sa parole est véhémente, elle dit sa passion pour l’hiver polaire, son projet de jouer son Bach excentrique dans la nuit perpétuelle de la glace arctique.
Post 3/12 : Tueurs d’ours polaires
Scrutant la forêt boréale depuis ma place de train, je me perds dans le paysage. Entre veille et sommeil, je scrute les images de précédents voyages : les chiens hurlant, le visage poupin d’un certain Jackson, jeune et fier de ses deux cadavres, les carcasses stockées sur les balcons. Le Nunavut autorise la chasse aux ours polaires à partir de dix-huit ans, douze avec autorisation parentale. L’espèce est protégée depuis 1973, mais les Inuit ont conservé des droits de chasse dans les Territoires du Nord-Ouest, au Nunavut et au Québec. Chaque année, chasseurs et biologistes se mettent d’accord sur un quota de chasse par communauté. Et pour compenser le manque à gagner des ventes de peaux de phoques désormais interdites, les Inuit revendent une partie de ces quotas. Des Américains chez qui la chasse à l’ours polaire est interdite leur versent vingt-cinq mille dollars canadiens par ours tué. Un guide inuit est requis et le déplacement doit se faire en traîneau à chiens : mille dollars par participant et par jour. Ajoutez le prix de l’avion pour le Nunavut et la vignette actant le droit à occire : jusqu’à trente-cinq mille dollars par ours tué. Et interdiction de rapporter au pays aucun trophée : viande, pattes, fourrure, tout est pour les populations locales, hommes et chiens de traineau. Les disciples du Donald les plus résolus appliquent sans broncher ces règles. Mais attention, il peut courir à quarante-cinq kilomètres heure l’ours polaire, beaucoup plus vite qu’un homme. Si l’on se retrouve nez à museau avec lui, surtout ne pas s’enfuir en courant. Le regarder, ne pas hurler mais crier fort, d’une voix grave, en émettant le son « OOOOO ». Et si un combat doit avoir lieu et qu’on dispose d’une arme contendante, taper, taper, taper, s’y reprendre à plusieurs fois, les fiches explicatives disponibles un peu partout sont formelles. Le combat y est très sérieusement envisagé : « Si un ours attaque : Tenez votre position et soyez prêts à vous battre ! Contrairement aux ours noirs et aux grizzlis, l’ours polaire fait rarement une fausse attaque. » Je me réveille en sursaut, j’étais pourchassé par Jackson, il m’avait pris pour un ours.
Post 4/12 : Une obsession
Après deux jours de voyage, Churchill est annoncé, les réseaux balbutient, chacun se précipite sur son écran, les stories et les morts, de Kiev à Gaza. La descente du train est fébrile. Sur le quai, un jeune homme au visage arrondi arbore un panneau avec mon nom. Ses traits ne sont-ils pas chinois ? Dans sa réponse fuyante j’entends une confirmation. Le lendemain mon hôte accepte l’échange en mandarin, livre ses projets familiaux autour du bien-être de l’unique rejeton. L’un consisterait à lui donner une éducation au Luxembourg pour son multilinguisme, un autre verrait la famille déménager à Pond Inlet, Nunavut, pour que le petit s’intègre à la communauté inuite et apprenne l’inuktitut. Je crois déceler dans le plan numéro 2 un mélange de bien-pensance canadienne et de langue de bois digne du China Daily, promets mon aide pour le plan numéro 1. Lors de mes précédents voyages dans le Grand Nord, je n’avais vu de l’ours polaire que crânes et chairs réfrigérés, cette année mon odyssée se veut celle de l’ours vivant. Nous sommes à un jet de pierre du Nunavut mais ici c’est le Manitoba, la chasse à l’ours polaire est interdite, place au tourisme animalier ! Sonné par le voyage, la lecture des omniprésentes injonctions de prudence et l’histoire vraie d’un ours musardant cette semaine à l’heure de la rentrée des classes, devrais-je patiemment attendre dans mon lit l’arrivée du 4x4 libératoire commandé il y a dix mois, visionner « Churchill, Polar Bear Town », court-métrage d’Annabelle Amoros, témoignage glaçant d’une victime sauvagement attaquée ici-même par le grand prédateur ?…Non pas. Sous une température ressentie vingt degrés sous zéro j’entreprends de quadriller la ville en mode alternatif, marche pour l’instruction dans les « points d’attraction » (musée, bibliothèque, poste, église, supermarché), course à pied pour les endorphines, toujours à l’affût, un œil derrière la tête, pas de fourrure sur les tympans. C’est ainsi que je survis à deux jours d’errance, n’échappant pas à mon cauchemar la nuit venue, Jackson-le-chasseur me confondant avec l’ours : désir et danger du flirt avec le plantigrade.
Post 5/12 : Le grand blanc et la techno
La Baie d’Hudson commence tout juste à se prendre en glace. Le long de la côte, notre 4x4 roule à une allure d’escargot. Soudain, dans le talkie-walkie : « Bear in the golf balls !» Effervescence à bord, le pick-up se mue en dragster, direction la station aux deux radars sphériques abandonnée par l’armée américaine. Les tour-operators se sont donné le mot, quinze 4x4 ont convergé. Il est là, le roi des plantigrades consent à notre désir. Son museau allongé hume l’air glacé, ses yeux en amande ne disent nul étonnement de nous apercevoir. Docilement, ses formes familières s’extraient de l’embrasure de la planque, l’ours en majesté fait quelques pas à l’extérieur, observe le jeu des photographes, s’éloigne tranquillement. À peine a-t-il disparu derrière le bâtiment, on s’esclaffe, se congratule, s’interroge, le guide le jure : jamais l’ours ne vient par ici, seules des déjections sont parfois retrouvées dans le bâtiment... Anticipant avec nos véhicules son cheminement le long de la côte, nous passerons la matinée avec lui, réintégrant en trombe les voitures quand il entrera dans la zone de sécurité, le mitraillant avec nos IPhones de l’intérieur avant qu’il ne s’enfuie effrayé par les vrombissements des moteurs déclenchés par les chauffeurs : ne jamais habituer l’ours à la proximité avec l’homme. Cet individu a faim, ne pousserait-il pas jusqu’à la ville pour chaparder quelque déchet laissé par les humains ? Il risquerait la prison (la prison pour ours bien sûr, capacité maximale vingt-huit congénères, effectifs actuels huit), et en prison rien à manger. Au retour, contenté mais soupçonneux, je narrerai une journée d’émotion à observer le jeu des baleines au large de Cape Cod : pour notre plus grand bonheur le capitaine du boutre à touristes les avait facilement localisées, et pour cause, chacune était taguée avec un GPS. « Ici aussi, s’écrie le guide dans un confondant élan de transparence, tous les ours sont tagués ! » Mais contrairement à Cape Cod, les conservateurs de la vie sauvage ne divulguent les données GPS qu’au bout de vingt jours ! Ouf, notre ballet avec l’ours avait donc quelque chose à voir avec l’aventure.
Post 6/12 : Les Inuit savaient
Avril 2021, je séjourne au nord du Nunavut, Grise Fiord et Resolute. À Grise Fiord dans les années cinquante il n’y avait personne. Les premiers habitants y ont été envoyés de force depuis des hameaux bien plus au sud pour permettre au Canada d’asseoir sa légitimité sur l’île d’Ellesmere. Il a fallu plusieurs décennies pour que le gouvernement tente de se faire pardonner son action musclée, les morts et les souffrances, et octroie aux habitants du village dix millions de dollars canadiens. Grise Fiord compte cent-vingt-neuf habitants : soixante-cinq mille euros par personne, est-ce suffisant ? Les rapports entre les Autochtones et les Non Autochtones n’ont jamais été un long fleuve tranquille. Un peu moins au nord à Resolute, on célèbre les figures du passé : Sa Majesté la Reine Elizabeth II, Reine du Canada, Sir Edward Parry (1790 - 1855) qui dirigea trois expéditions à la recherche du passage du Nord-Ouest, enfin Sir John Franklin qui, après deux expéditions terrestres, entreprit en 1845 son expédition fatale, elle aussi à la recherche du passage du Nord-Ouest. Par la suite, pas moins de soixante expéditions ont été lancées pour tenter d’appréhender le destin funeste de Franklin et de ses hommes d’équipage, le naufrage de leurs deux navires, le HMS Erebus et le HMS Terror, leur errance sur la banquise, le botulisme par injection de boîtes de conserve trop anciennes, le cannibalisme pour tenter de survivre. En 2014, cent-soixante-neuf ans plus tard, fascinante découverte du HMS Erebus, et deux ans plus tard, celle du HMS Terror : c’est parce qu’un travail scientifique digne de ce nom a entrepris d’interroger les Inuit sur les récits qu’ils avaient entendus, transmis de génération en génération, qu’en quelques jours à peine la zone dans laquelle l’un et l’autre navire avaient sombré a pu être déterminée. Sidérante arrogance des Non-Autochtones qui préféraient jusqu’alors avancer avec leurs propres calculs, leurs propres hypothèses, refusant la possibilité que des témoins oculaires parmi les Autochtones aient pu témoigner et passer le message à leur progéniture.
Post 7/12 : Exploits et vérité
Dans sa très réussie « Esthétique du Pôle Nord », Michel Onfray croque avec cruauté les nouveaux explorateurs du Grand Nord : « une dose majeure de masochistes en mal de se réaliser dans, par et pour la douleur ». J’en ai rencontré un certain nombre sur l’île d’Ellesmere, hommes et femmes, le visage buriné, des phalanges en moins, une félicité un peu folle au fond des yeux. Quant à moi, Parisien ayant gravi deux fois le Mont-Blanc lors de séjours éclairs, je serais sûrement taxé de Monchu, terme fleuri d’une lecture de jeunesse, « Premier de cordée » de Roger Frison-Roche, exact équivalent savoyard du Pinzutu en Corse, le touriste un brin crâneur ! Mais on a beau être masochiste et frimeur, cela ne suffit pas toujours pour accomplir l’impossible. Dans ces conditions, dilemme moral. Que s’est-il vraiment passé en 1950 au sommet de l’Annapurna, premier 8000 censément gravi par Maurice Herzog et dont la fille Félicité a dénoncé les mensonges. Honnête homme, Sylvain Tesson raconte l’écart qu’il concède avec la règle qu’il s’est fixée dans le cadre d’une improbable conquête : dans « L’axe du loup, de la Sibérie à l’Inde sur les pas des évadés du Goulag », alors que son odyssée sur les traces du fuyard Rawicz s’effectue à pied et en autonomie, il prend place toute une journée dans un engin militaire pour traverser une plaine marécageuse trop inhospitalière. Et quand Mike Horn publie « Latitude zéro, 40 000 km pour partir à la rencontre du monde » racontant sa traversée de la terre (en majorité des océans) sur la ligne d’équateur, je ne peux m’empêcher d’exercer mon scepticisme professionnel. Quant à la photographie, elle aussi est facilement embellie, mise en scène, truquée. De retour à Grise Fiord, le visage ravagé par la fatigue et la déception de n’avoir pu capturer les pixels du loup arctique, le photographe animalier Amit Eshel était authentiquement touchant mais sa tentative ne s’arrêtait pas là : il pouvait compter sur les déclenchements automatiques de ses pièges photographiques connectés. De retour à Tel Aviv, il aurait tout loisir de retoucher le cliché arrivé sur son Mac.
Post 8/12 : Quand j’étais indésirable
En août 2021, un méchant virus interdisait le voyage transatlantique. Sauf exception. Arguant de mon statut de père d’une Canadienne de Montréal, j’avais décroché un vol pour Vancouver - cinq-mille kilomètres plus à l’ouest - puis pris le train et l’avion jusqu’à Yellowknife, capitale des Territoires du Nord-Ouest, escale obligée sur la route du Grand Nord. Malgré le feu vert verbal des autorités sanitaires pour poursuivre en avion vers la « small community » d’Ulukhaktok (moyennant un test PCR covid négatif dûment obtenu), j’avais reçu le soir un email comminatoire « Denial of Tourism Travel » m’ordonnant de ne pas bouger. Le surlendemain, décollage forcé vers le Sud et non le Nord après vingt-deux heures enfermé dans ma chambre d’hôte dénichée sur Booking.com (cette rareté était tenue par une famille chinoise qui avait limité au minimum sa conversation avec moi, encore était-ce à travers des masques hygiéniques, mes gouttelettes pourtant triplement vaccinées la terrifiaient). Insatisfaites de ma réponse à leur courriel, les autorités sanitaires m’avaient en effet envoyé deux agents. Ni ma propriétaire ni moi-même n’avions pourtant communiqué à quiconque notre deal, le hacking des données de Booking.com était sans doute pour elles un jeu d’enfant. À peine étais-je revenu d’un très illégal et exotique tour de la ville, les deux types patibulaires mais courtois étaient là, me donnant deux choix, me mettre en quatorzaine (un des mots improbables des années covid avec écouvillon, confinement et antigénique) dans la charmante bourgade de Yellowknife, ou bien quitter la cité. À ma question sur le délai qu’on m’accordait pour ce faire, Dupont et Dupond m’avaient laissé proposer une réponse, j’avais suggéré vingt-quatre heures qui m’avaient été accordées. J’avais donc le lendemain repris l’avion pour des provinces à peine moins tatillonnes, réussissant in extremis à faire valoir auprès de la compagnie aérienne Canadian North l’impossibilité où j’avais été de consommer leur billet pour le Grand Nord dûment payé. Magnanime, elle m’avait octroyé un avoir pour un voyage ultérieur. D’où mon séjour sur l’île d’Ellesmere l’année suivante.
Post 9/12 : Chaque enfant compte
En juillet 2022, invité d’honneur d’une cérémonie œcuménique à Iqaluit, Nunavut, le pape François a eu un geste très attendu et remarquable : il a demandé pardon. Pardon pour les atrocités commises pendant des décennies par le personnel catholique des « pensionnats indiens » contre leurs résidents autochtones, inuits, métis et des Premières Nations. A Lyon, les yeux rivés sur la retransmission sur YouTube, le père Johannes Rivoire a passé une journée tranquille. De ses exactions sexuelles présumées à l’égard d’enfants inuits dans de nombreuses communautés du Nunavut pendant des décennies, il n’a pas été question. Suspendues en 2017, les poursuites contre lui ont été relancées en 2022. Je surveillerai la suite avec attention, moi le Pinzutu du Nord aux enfants canadiens, élevé dans la religion catholique. Dès 2010, la Commission de vérité et réconciliation du Canada avait posé le diagnostic : « Les Canadiens n’ont jamais reçu d’éducation complète et équilibrée sur la nature des sociétés autochtones ». Et en 2015, elle avait dénoncé un génocide culturel, listé les forfaits, terres saisies, populations transférées de force, déplacements limités, langues bannies, leaders spirituels persécutés, pratiques spirituelles interdites, objets ayant une valeur spirituelle confisqués et détruits, familles séparées, pour conclure : « le Canada a fait toutes ces choses ». Le 30 septembre l’initiative Chaque Enfant Compte commémore les enfants autochtones martyrisés. Cette année, le premier ministre Justin Trudeau a plaidé pour que chacun porte le tee-shirt orange Every Child Matters. Disponible sur la toile en anglais et en français, son discours est traduit en algonquin, cri des plaines, denesuline, innu-aimun, inuktitut (North Baffin), mi’kmaq, michif, ojibway de l’ouest et oji-cri. L’unification linguistique du Canada n’est, Dieu soit loué s’il existe encore, plus d’actualité. Une bonne nouvelle pour le développement de la section Langues et Cultures des Amériques de l’inalco (les Langues O’ - Occidentales) et sa soixantaine d’étudiants en inuktitut (Nunavik) !
Post 10/12 : Qu’a fait Malaurie de ses cent ans ?
Il a la plus longue biographie du Who’s Who mais son site internet a expiré. Si le mot légende vivante existe, Jean Malaurie mérite sans doute le titre. Il y a dix ans, j’étais allé l’écouter, avais été bluffé par sa faconde. Aujourd’hui centenaire et retiré à Dieppe, scrute-t-il la Manche en quête de baleineaux égarés auxquels il pourrait remonter les bretelles ? Mon cousin a été son secrétaire particulier, le bonhomme n’était pas facile mais l’avait touché, comme moi. En 1981, coup de semonce, un journaliste de Télérama, puis d’autres, accusent : au-delà de son exubérance, l’homme serait profondément mythomane. Supposé la parler couramment, il ne ferait que baragouiner la langue du Groenland et, tel Jules Verne ou André Malraux, excellerait à conter certaines glaces jamais foulées. Triste, je lui donne au moins le crédit de l’énergie : dans sa « Lettre à un Inuit de 2022 » écrite à quatre-vingt-treize ans, il harangue le peuple inuit : « Debout ! Peuple du Groenland, réveille-toi ! Ne renonce pas à ton avenir !» Et si Greta Thunberg n’a plus d’arrière-grand-père, elle pourrait demander à Malaurie de jouer ce rôle.
« La terre est menacée dans sa réalité. Puisse le citoyen inuit de 2022 voir le rêve des explorateurs se réaliser : un pôle non pollué où règnera un humanisme écologique.» Se posant en véritable gourou chamanique, Malaurie se dit connecté au monde animal et aux esprits. L’année dernière à Grise Fiord, je n’avais pas de guide, pas de fusil, pas d’arme blanche, je sortais du confort de mon lodge, taillais seul ma route sur la banquise (ou sur la terre gelée, ça ne fait pas de différence). Craignant l’ours, aurais-je dû me connecter au grand homme, remettre ma vie entre ses mains ? Je voudrais en avoir le cœur net, me confronter au mystère Malaurie. Le bonhomme n’accepte plus les visites, que diraient ses enfants, Guillaume-Kutsikitsoq et Éléonore-Ikuma, si je frappais à leur porte ? En attendant, chacun retient son souffle, guettant des nouvelles de Dieppe. Les journalistes font leur travail, les nécrologies sont prêtes depuis trente ans, celles-là Malaurie ne pourra pas les réécrire.
Post 11/12 : Où es-tu, Ben Palluq ?
Toute une journée - une nuit - de décembre 2006 à Iqaluit, Nunavut, il m’avait entrepris sur sa vie décousue, avait dévoilé sous son scalp une marque de griffe qu’un ours lui avait laissée en souvenir d’une interaction trop étroite. Il m’avait dit son prénom, je l’avais vite oublié. Le personnage, lui, était inoubliable. J’avais ensuite repris la route dans le noir, avais séjourné trois jours - trois nuits - dans l’obscurité de Pond Inlet. À mon retour, je ne l’avais pas retrouvé, ignorais son nom, pas sa blessure secrète sous sa tignasse. Avril 2022, aéroport de Resolute, j’évoque avec une inconnue ma rencontre avec cet homme. Infirmière de son état, elle pense l’avoir soigné, compte retrouver sa trace en un clic - ce n’est pas lui -, demande des précisions, songe à un ancien fait divers, un homme disparu jamais retrouvé. En un clic à nouveau, un visage apparait à l’écran, cette fois c’est lui. Un certain Benjamin (Ben) Palluq. Un article de mars 2014 signale qu’on est sans nouvelles de lui depuis trois semaines, qu’il s’agit d’un « itinérant » (un SDF) bien connu de tous, que l’assistance de chacun est requise pour rassembler des éléments qui permettraient de le localiser. Deux ans plus tard, ses obsèques sont célébrées à Iqaluit. Sans sa dépouille qui reste introuvable. Je dois m’interrompre, embarquement pour Grise Fiord, ultime étape possible vers le Grand Nord. Une tristesse indéfinissable m’a envahi. Mon interlocutrice me réconforte, les personnels de santé savent y faire. Plus tard, l’émotion retombée, je trouverai sur la toile la sœur de Ben écrivant sa douleur d’avoir perdu son buddy chéri, s’excusant pour ses larmes. Le décrivant avec précision pour qu’il puisse être identifié, elle ne dit mot de sa cicatrice, évoque un autre accident aussi traumatisant qu’une attaque d’ours : à l’âge de dix-sept ans, égaré en motoneige entre Igloolik et Sanirajak, il avait été retrouvé par sa famille au bord de la mort. En souvenir de cet accident qui lui avait pris tous ses orteils, il avait gardé la marque des brûlures du froid sur sa peau. On ne dit pas toujours toutes ses blessures... Que fais-tu, Ben, depuis dix ans ?
Post 12/12 : Coche finale
Dans le train de retour entre Churchill et Winnipeg, je me surprends à converser autour de soupes instantanées, suis serein, mon rêve accompli : vingt-cinq ans que j’espérais apercevoir l’ours polaire, je l’ai coché comme un rapace de mon enfance. Ce n’est pourtant pas la fin du voyage. Quasi-miraculeux, trônant superbement au milieu d’un champ de céréales de la grande prairie, un grand canidé observe le passage de notre train, je coche à son tour le loup du Manitoba ! La nature n’est donc pas toujours maitrisée ici, la beauté de ce pays parle à mon cœur. C’est notable car il m’arrive aussi de rechercher l’émotion procurée par la laideur. Mes enfants en savent quelque chose que j’ai emmenés à Mourmansk, dépotoir arctique de trois-cent-mille habitants, à la découverte de la vie polaire dans l’ancien bloc soviétique. Les deux mondes se rejoindront-ils ? À Grise Fiord sur l’île d’Ellesmere où j’ai séjourné l’an dernier vivaient il y a quelques millions d’années alligators, tortues et chameaux. À mille-cinq-cents kilomètres du Pôle Nord ! Conséquence directe, l’île est riche en fossiles et en charbon et la société Canada Coal a tenté - sans succès - d’y lancer un projet minier d’extraction. Grise Fiord sera-t-il un jour le Mourmansk du Nunavut ? Un port de chargement du charbon pour son acheminement par le passage du Nord-Ouest ? Une ville industrielle avec des docks croulant sous des pyramides de containers, de gigantesques chariots élévateurs manœuvrant jour et nuit, autrement dit jour puis nuit, d’immenses hangars de stockage, la montagne éventrée pour agrandir la piste d’atterrissage, des hôtels, des feux tricolores, surtout, l’abolition du silence arctique ? Fasse le ciel que les Inuit ne vendent jamais leur Nunavut. L’excentrique Donald a bien suggéré d’acquérir le Groenland pour un montant inconnu, il était en cela un récidiviste : après la seconde guerre mondiale, son prédécesseur Harry Truman en avait proposé cent millions de dollars au gouvernement danois… Mais il me faut descendre sur terre et de mon train, Winnipeg est là avec trois heures de retard, je hèle un taxi électrique pour me déposer à mon hôtel.
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