Voix et voies de l’autochtonie au Japon. Autour du matrimoine matériel et immatériel des femmes aïnoues
Jusqu’à l’annexion de leurs territoires par le Japon et la Russie, suivie de leur assimilation forcée au cours du 19e siècle, les Aïnous, autochtones des îles de Hokkaido, de Sakhaline et des Kouriles, pratiquaient une langue, des rites et des coutumes propres, distincts de ceux de leurs voisins d’Asie orientale septentrionale. En tant que population de tradition orale, les Aïnous possédaient un très riche patrimoine oral, transmis en très grande partie par les femmes, et qui demeure aujourd’hui notre seule porte d’entrée vers le point de vue de cette population autochtone sur sa société et son histoire, sur son « historicité propre » (Lefebvre & Oualdi, 2017) et « son rapport à rien d’autre qu’à elle-même » (Mbembe, 2000).
En effet, ce sont le plus souvent les femmes aïnoues qui transmettaient les « récits des divinités » (kamui yukar), narrés à la première personne par une entité divine thériomorphe. Ces récits revêtaient une importance fondamentale dans la société aïnoue du fait de leur rôle édifiant et de mentefact, en ce qu’ils servaient à expliquer – voire à justifier – l’origine de certains phénomènes ou de certaines pratiques, et donc à transmettre du savoir. Dans certaines régions de Hokkaido, l’expression « récits des divinités » (kamui yukar) était même remplacée par « récits de femmes » (mat-yukar) (Chiri, 174).
À partir du milieu du 19e siècle, les différents récits de la tradition orale aïnoue ont été peu à peu transcrits et traduits par des missionnaires, des ethnologues, des chercheurs en linguistique et même des exilés russes, japonais et européens ; ce travail aurait été impossible sans le soutien linguistique et intellectuel de femmes aïnoues (Tsushima, 1996). Elles ont permis d’enregistrer, de classifier, de transcrire et de traduire la quasi-totalité de ce qui nous est parvenu aujourd’hui, et elles ont donc joué un rôle crucial dans la transmission de ces récits, mais aussi dans la transmission de la langue aïnoue même (Nakagawa & Nakamoto, 2007).
Au-delà de la langue et de la littérature, les femmes aïnoues ont également joué un rôle primordial et prépondérant dans la transmission des chants, des danses, et des modes de tissage et de broderie aïnous, que ce soit dans leurs foyers, dans leurs villages, dans leurs communautés, mais aussi à travers leur participation à des projets institutionnels. En témoigne l’inscription, en 2009, des danses traditionnelles aïnoues sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO.
On voit donc bien que sans le travail de ces générations de femmes autochtones, on ne pourrait parler de patrimoine aïnou au Japon, et cela nous amène à nous poser la question suivante : dans quelle mesure ne faudrait-il pas aussi – voire, plutôt - parler de matrimoine aïnou ?
Ces deux journées de rencontres et d’échanges auront donc pour objet le matrimoine des autochtones aïnoues du Japon. Ce terme de « matrimoine » sera compris comme « l’héritage culturel issu des femmes » ou « les biens de la communauté tout entière transmis par les femmes », un sens qui le renvoie à sa définition première de « biens maternels » (matremuine, 1155), sans le restreindre à son association, aujourd’hui quasiment systématique, au mariage (Hertz, 2002). Ce matrimoine sera compris comme un vecteur de transmission, mais également de réactualisation, par la parole, les gestes, ou les savoirs (Cousin Kouton, 2024).
Organisation & contact :
Noémi Godefroy (MCF/ Inalco, en délégation CNRS au laboratoire CCJ – Chine – Corée - Japon)
noemi.godefroy@inalco.fr