Avec l’Université d’Europe centrale (CEU) de Budapest : coopération scientifique et solidarité
La CEU a été fondée en 1991 dans un contexte marqué par les transitions politiques et économiques en cours dans les pays de la région : l’objectif était alors de mettre en place un établissement de formation et de recherche consacré à l'étude des mutations induites par l'effondrement du communisme et l'avènement de la démocratie libérale, et de contribuer à la formation de garants de « la bonne gouvernance, du développement durable et de la transformation sociale ».
Au fil des années, la CEU a élargi ses domaines d’étude, passant du niveau régional au niveau international avec une attention particulière portée à la démocratie et aux droits de l’homme partout dans le monde. Ses 300 enseignants-chercheurs développent une perspective internationale, mettant l’accent sur la recherche comparative et interdisciplinaire.
La CEU a formé près de 17 000 étudiants depuis sa création et elle jouit d’un grand prestige scientifique dans le domaine des sciences humaines et sociales. Elle compte aujourd’hui plus de 1 800 étudiants (jusqu’au doctorat inclus) originaires d’une centaine de pays. La majorité d’entre eux reçoit une bourse couvrant tout ou partie des besoins de leur vie quotidienne, grâce aux 400 millions d’euros de dotation du cofondateur de l’université, George Soros — né György Schwartz à Budapest en 1930.
La CEU (www.ceu.edu) est organisée sur le « modèle » des universités américaines et se fonde sur une charte du Conseil de l’université de l'État de New York. Aux États-Unis, elle est accréditée par la Commission de l'enseignement supérieur de l'Association des universités. En Hongrie, elle a été pendant près de vingt-cinq ans (depuis 2004) reconnue officiellement comme université privée par le Comité hongrois d'accréditation.
Mais au mois de mars 2017, le Premier ministre Viktor Orban publie un projet de loi visant à corriger de prétendues « irrégularités » relevées dans le fonctionnement de la CEU ainsi que d'autres établissements étrangers implantés en Hongrie. Selon lui, ces institutions travailleraient « sans partenaire hongrois » et délivreraient « des diplômes non reconnus en Hongrie ». Au fil des mois, le gouvernement hongrois exprime avec de plus en plus de force son souhait de récuser les établissements n'offrant pas de cursus similaire dans leur pays d'origine : « Plusieurs universités étrangères contreviennent aux règles, notamment l'université Soros. » Ce projet de loi est immédiatement dénoncé comme « discriminatoire » par la CEU, qui ne cesse de souligner qu’elle travaille notamment dans le cadre des règles de l'OCDE.
Le 9 avril 2017, une nouvelle loi dite « loi sur les universités » est promulguée après un vote du Parlement hongrois : modifiant la législation de 2011 sur l’enseignement supérieur, ce texte prévoit notamment de ne plus accréditer les instituts d’enseignement étrangers qui ne disposent pas de campus dans leur pays d’origine.
Le jour même, plusieurs dizaines de milliers de personnes manifestent à Budapest en solidarité avec la CEU[1]. Des étudiants de plus de six cents universités dans le monde expriment également leur soutien. Un vaste mouvement de mobilisation est lancé dans les milieux académiques ; plus de neuf cents universitaires du monde entier, dont dix-huit Prix Nobel, signent une pétition exigeant le retrait de cette loi.
Le département d’État américain exprime lui aussi sa « vive préoccupation[2] ».
Le 12 septembre 2017, le Parlement européen dénonce la « menace systémique » visant les valeurs de l'Union européenne en Hongrie et, sur la base de l’article 7 du traité sur l’Union européenne, décide à une large majorité[3] d’activer une procédure rarissime pour « infraction » pouvant conduire à des sanctions sans précédent contre la Hongrie : le Parlement européen use ainsi de son droit d'initiative pour demander au Conseil de se prononcer sur la situation de l'État de droit d'un pays membre. « La France salue la position du Parlement européen », précise l’Elysée, qui approuve explicitement ce « signal très fort ».
Cette procédure est toujours en cours.
En août 2018, les autorités américaines envoient au gouvernement de Budapest une longue note officielle d’information sur les activités éducatives désormais conduites par la CEU sur leur territoire. La sociologue Eva Fodor, vice-rectrice de la CEU, souligne que cette dernière « a fait exactement ce qu’il fallait pour être en conformité avec la nouvelle législation avant la date limite, fixée à la fin de l’année. Si le 1er janvier 2019, nous n’avons toujours pas reçu notre habilitation, alors nous ne pourrons pas organiser le recrutement des nouveaux étudiants pour la rentrée[4] ». Selon Michael Ignatieff, l’ancien chef du Parti libéral canadien, nommé recteur de la CEU en 2016, « ce serait la première fois depuis 1945 qu’un État européen assume de détruire une université[5] ».
Pourtant, la nouvelle officielle est tombée au tout début du mois de décembre 2018 : la CEU s’est vu refuser son agrément par le ministère de l’Enseignement supérieur hongrois. Elle ne pourra plus délivrer de diplômes étasuniens en Hongrie et ne sera donc plus à même d’accueillir de nouveaux étudiants des filières internationales menant à la délivrance de diplômes qui seraient décernés par les USA. En dehors des filières internationales, d’autres enseignements ont été frappés par la même mesure : les « études de genre » et les études sur les Tziganes, en particulier.
Ainsi acculée, la direction de la CEU a signé un accord avec la ville de Vienne pour y ouvrir une antenne. Le campus de Budapest poursuit toutefois son activité pour les diplômes hongrois, ainsi que pour les étudiants déjà en cours de cursus international.
La CEU a actuellement plus de cent partenariats Erasmus et 3 Erasmus Mundus.
Outre Mme Agnès Leyrer, directrice du service des RI à la CEU, Anne Grynberg a rencontré plusieurs enseignants-chercheurs avec lesquels des projets de coopération ont été envisagés.
Une convention-cadre est actuellement en cours de signature, après validation par la commission des Relations internationales de l’Inalco et ratification par le conseil d’administration.
Le professeur Alexandre Astrov, directeur du département de Relations internationales, a proposé à l’Inalco de se joindre à un Erasmus Mundus qui regrouperait aussi la SOAS, l’université de Stockholm, l’université de Bologne (John Hopkins) et Bard College (État de New York).
Actuellement, le département RI de la CEU dispense l’essentiel de son enseignement sur la théorie des relations internationales et sur ses réalités en Europe centre-orientale. Or, au cours des dernières années, nombre d’étudiants —originaires ou non de ces régions du monde— ont manifesté un intérêt croissant pour l’Asie centrale, le Moyen-Orient ou l’Afrique. Ne disposant pas d’un nombre suffisant d’enseignants-chercheurs spécialistes de ces domaines, les responsables du département RI et la direction de la CEU souhaitent se donner les moyens d’organiser un cursus ouvrant sur un diplôme conjoint délivré dans le cadre Erasmus Mundus, qui pourrait offrir une excellente solution. L'idée est donc de constituer un consortium d'universités européennes et de deux universités américaines et de concevoir un programme permettant aux étudiants de se spécialiser dans différents domaines et modes d'expertise. Il pourrait s’agir aussi bien d’un master recherche que d’un diplôme professionnalisant menant aux différents métiers de l’international.
La CEU prévoit de faire acte de candidature en février 2020. Si ce projet est retenu, il bénéficiera d’un soutien financier conséquent de la part de l’Union européenne.
Les discussions se poursuivent entre la CEU et l’Inalco (en particulier, mais pas seulement, avec les responsables de la filière « Métiers de l’international ») et cette coopération paraît prometteuse et stimulante. Lors de sa réunion du 19 février 2019, la commission des Relations internationales, à laquelle avait été soumise la version écrite ce projet d’Erasmus Mundus, a exprimé son vif intérêt et souhaité que l’Inalco se joigne à ce cursus en tant que « full partner ».
MM. Balacz Trencsenyi, Carsten Wilke et Victor Karady, respectivement directeur et enseignants du département d’histoire, ont eux aussi élaboré un projet d’Erasmus Mundus dans lequel ils aimeraient intégrer l’Inalco, aux côtés des universités de Bruxelles (ULB), Lisbonne, Uppsala, Bâle, Florence, Bologne, Tokyo ainsi que d’autres établissements sis en Allemagne et en Turquie. Intitulé « History and the Public Sphere », ce cursus menant lui aussi à un master doit recouvrir une réflexion sur la / les représentation(s) de l’histoire dans la sphère publique, qu’il s’agisse de musées, de mémoriaux, de narrations mémorielles diverses —et parfois contradictoires voire concurrentes—, de supports visuels etc. Le questionnement est défini dans une perspective à la fois nationale, régionale et transnationale.
Le département d’histoire de la CEU a décidé de faire acte de candidature dès 2019. La commission des Relations internationales de l’Inalco a jugé ce projet très intéressant mais les délais lui paraissant courts pour pouvoir mettre en œuvre un programme d’enseignement sur un semestre dès la prochaine année universitaire, elle souhaite plutôt avoir le statut de « partenaire associé » qui implique un investissement moindre tout en permettant de proposer aux étudiants intéressés un mois de conférences et de visites sur les thèmes retenus.
Les professeurs Carsten Wilke et Andras Kovacs, responsables du département d’études d’anthropologie religieuse (qui comprend, entre autres, un Centre d’études juives très actif), sont très désireux d’accueillir des conférenciers anglophones de l’Inalco susceptibles d’intervenir notamment sur l’Asie et l’Afrique.
Plusieurs projets de colloques organisés en commun sont également à l’étude. Bien entendu, les thématiques proposées seront portées à la connaissance des lecteurs d’Itinéraires dès qu’ils seront précisés. Toute suggestion est bienvenue.
Alors même que l'Académie hongroise des sciences — institut de recherche scientifique, fondé en 1825 et comparable, en quelque sorte, au CNRS — se voit elle aussi touchée par une récente réforme gouvernementale qui la prive de son autonomie financière et la place sous le contrôle direct du ministère de l’Innovation et de la Technologie[6], il apparaît comme indispensable que l’Inalco exprime fermement sa solidarité pour défendre les libertés fondamentales des milieux académiques et des intellectuels hongrois, au-delà même de l’intérêt indiscutable des projets de coopération scientifique en cours.
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[1] Cf. « Hongrie : importante manifestation de soutien à l’université Soros à Budapest », Le Monde, 9 avril 2017.
[2] « The United States is concerned about legislation proposed by the Government of Hungary on March 28th that imposes new, targeted, and onerous regulatory requirements on foreign universities. If adopted, these changes would negatively affect or even lead to the closure of Central European University (CEU) in Budapest.CEU is a premier academic institution accredited in the United States and Hungary, with staff and students from over 100 countries. It has strengthened Hungary’s influence and leadership in the region through its academic excellence and many contributions to independent, critical thinking.We urge the Government of Hungary to avoid taking any legislative action that would compromise CEU’s operations or independence. » www.state.gov.
[3] 448 voix pour, 197 contre, 48 abstentions, la majorité des 2/3 des suffrages exprimés étant nécessaire. Cf. « Valeurs de l’UE : le Parlement européen lance une procédure contre la Hongrie », Sud-Ouest, 12 septembre 2018.
[4] « À Budapest, l’Université d’Europe centrale fait de la résistance », Le Monde / M Campus, 9 octobre 2018.
[5] « Viktor Orban chasse l’université Soros de Budapest », La Croix, 4 décembre 2018 ; « L’Université d’Europe centrale poussée à l’exil », Courrier International, 6 décembre 2018.
[6] Cf. l’appel lancé par l’historien Balázs Ablonczy et la liste des soutiens sur le site de l’Académie : www.mta.hu.