L’enseignement des langues à l’école en Afrique du Sud depuis 1994 : une entrée par des pratiques de l’isiZulu et de l’anglais dans le KwaZulu-Natal (KZN)

L’Afrique du Sud compte onze langues officielles[1] depuis le passage du pays à un régime démocratique, marqué par l’élection de Nelson Mandela en 1994. Nous nous interrogeons sur la manière dont l’Afrique du Sud « fait avec » l’altérité, après une histoire basée sur la stigmatisation de la différence. Comment passe-t-on de deux à onze langues officielles ? L’enseignement des langues participe-t-il à une légitimation de leurs locuteurs ? Les questionnements sont nombreux mais nous pouvons esquisser un très bref aperçu de leur complexité, en nous intéressant à l’enseignement/apprentissage de l’isiZulu dans le KZN[2] sur la période 2002-2012, entre pratiques de classes et pratiques sociolinguistiques plus larges.
Peigné 2 - Figure 1 - Casques de supporters (Afr Sud, 2010)
Peigné 2 - Figure 1 - Casques de supporters (Afr Sud, 2010) © Inalco‎

Politiques linguistiques nationales et scolaires
 
L’Afrique du Sud est une démocratie de 28 ans. Encore dans sa prime jeunesse, elle a démontré sa solidité mais travaille encore à affirmer son unité dans sa diversité, parfois questionnée à l’occasion d’étincelles sociales. La sortie de l’apartheid et l’arrivée d’un régime démocratique ont favorisé une reconfiguration certaine de son paysage sociolinguistique, ouvrant notamment les portes de la scolarisation, de la formation et de l’emploi à tous les Sud-Africains. Pour ce faire, la nouvelle Constitution érigée en 1996 a posé les bases d’une démocratie ouverte et très contemporaine, proposant au départ des lois temporaires, puis les lois pérennes actuellement en vigueur. La volonté explicite de « redresser les torts historiques du passé » en érigeant neuf langues dites « historiquement défavorisées » (Constitution de 1996), selon la formule consacrée, au rang de langues officielles aux côtés de l’anglais et de l’afrikaans, a pour sûr symbolisé une volonté de légitimer la population sud-africaine noire par la reconnaissance du multilinguisme en Afrique du Sud.

Symboliquement, les désormais onze langues officielles du pays affirment l’égalité de tous locuteurs sud-africains dans leur diversité. De manière plus pragmatique, des politiques linguistiques ont été mises en place pour tenter d’organiser la grande diversité des pratiques du pays dans une forme de cohésion et de cohérence nationale.
 
Les onze langues officielles sont réparties différemment dans le pays et à l’échelle de chaque province, dont les « langues familiales » dominantes sont très diversement réparties. Ainsi, si l’isiZulu est la langue familiale de près d’un quart de la population, elle est principalement parlée dans le KwaZulu-Natal et dans les villes principales comme Johannesburg. Si l’anglais est la langue familiale principale de moins de 10% de la population, elle est pourtant lingua franca dans une grande partie du pays. Il semble assez difficile d’ailleurs de pouvoir proposer une image « représentative » des pratiques sociolinguistiques[3] à l’échelle globale du pays.

Le pays étant réorganisé en neuf provinces, ce sont les trois langues les plus représentées dans chacune d’elles qui deviennent les langues proposées dans les écoles, grâce au Language in Education Policy (1997 :1). Chaque gouvernement provincial est tenu d’utiliser « au moins deux langues » officielles sur ces trois langues, dans une volonté explicitée de promotion du multilinguisme et d’une nation « non-raciale » :
 
« Le multilinguisme sociétal et individuel sont tous deux la norme globale de nos jours, surtout sur le continent africain. En tant que tel, cette approche suppose que l’apprentissage de plus d’une langue devrait constituer la pratique générale et le principe de notre société. Cela veut dire qu’être multilingue devrait constituer une caractéristique définitoire du fait d’être sud-africain. Cette approche est également construite pour contrer tout particularisme ethnique chauviniste ou séparatiste par le biais de la compréhension mutuelle ».
 
Dans le KZN, l’isiZulu, l’anglais et l’afrikaans sont les langues proposées à l’apprentissage scolaire. On note que le multilinguisme (sociétal) et le plurilinguisme (individuel) sont tous deux identifiés comme importants, et participent même de l’affirmation d’une identité africaine commune au continent et au pays, même si le seul terme de multilinguisme est utilisé (en anglais).
 
Enseigner et apprendre l’isiZulu « langue additionnelle » en école privée dans le KZN
 

figure 2-panneau en isizulu et anglais a l'entrée de Durban
figure 2-panneau en isizulu et anglais a l'entrée de Durban © Inalco‎

Figure 2 - Panneau en isizulu et anglais à l'entrée de durban
 
« English is always the first choice »

Dans le KZN, l’isiZulu et l’anglais sont largement dominants en termes de nombre de locuteurs, l’afrikaans subissant d’autant plus une stigmatisation certaine dans la province. Les écoles publiques et privées ne vont pas nécessairement utiliser la même langue d’enseignement/apprentissage. Toutefois les écoles privées utilisent toutes le médium de l’anglais, langue par ailleurs recherchée des parents car synonyme d’ascension économique et de meilleures conditions de scolarisation pour les enfants. C’est la raison pour laquelle Alexandra[4] précise que l’anglais sera toujours le premier choix dans les langues à l’école. Si la planification linguistique est d’apparence limpide, son aménagement pour les autres langues que l’anglais l’est moins.
 
Accessibilité de l’isiZulu à différents niveaux d’apprentissage

En pratique, l’apprentissage des langues à l’école ne suit bien évidemment pas le répertoire langagier des enfants, mais il n’intervient pas non plus toujours au niveau d’apprentissage souhaité par les élèves, qui se voyaient souvent proposer une langue médium de scolarisation (revêtant alors le statut scolaire de « home language »), une langue à apprendre en tant que ‘première langue’ (« first additionnal language »), et éventuellement une seconde langue, non obligatoire puisque la langue medium compte parmi les « au moins deux langues » préconisées institutionnellement.
 
Lors de nos enquêtes, le zulu n’était pas proposé à l’apprentissage « grand débutant » à l’entrée au lycée. Les élèves prenant conscience de l’intérêt de cette langue en grandissant ne pouvait pas en démarrer l’apprentissage. L’isiZulu devait soit être langue de l’école soit être appris en première langue depuis le collège, avec pour effet, vingt ans après l’entrée en démocratie, que les élèves étudiaient parfois plutôt l’afrikaans, mieux connu, par défaut.
 
Les enseignants de différentes langues étaient pourtant unanimes pour envisager un choix progressivement fort vers le zulu plutôt que l’afrikaans dans les écoles privées, comme Zola qui commente le choix des élèves « parce qu’ils voient qu’il y a plus d’avenir pour eux à parler zulu qu’afrikaans et je pense qu’on peut s’en rendre compte ici », tout comme Annie : « ils le voient, et je pense qu’ils ont raison, comme un meilleur outil pour l’avenir […] notre population zulu est immense ! » [5].

Figure 3 - Extrait de questionnaire élève
Figure 3 - Extrait de questionnaire élève © DR‎

Figure 3 - Extrait de questionnaire élève
 
Cette vision semble trouver écho dans les propos des lycéens interrogés par questionnaires[6], à travers deux motifs majeurs : l’un extrinsèque par une prise de conscience de l’importance de parler isiZulu à l’avenir dans le KZN (voire en Afrique), notamment en situation professionnelle, et l’autre, intrinsèque, par l’envie de l’apprendre pour communiquer avec ses locuteurs (faisant ainsi partie d’une même communauté linguistique par des pratiques partagées).
A ces fins potentiellement différentes, mais éminemment communicatives, outre l’éventualité de pouvoir débuter l’appropriation en cours de scolarité qui semblait nécessaire, le programme scolaire proposait l’apprentissage d’une variété d’isiZulu qui semblait plutôt hors des usages.
 
Normes d’enseignement et pratiques de communication à visées formatives

L’enseignement de l’isiZulu en tant que première langue vivante se faisait à un niveau objectif apparemment fort (voire déconnecté des pratiques) qui mettait souvent les élèves en échec, parfois même ceux dont c’est une langue familiale. Le fait qu’un enseignant qualifié éprouve lui-même parfois des difficultés pose la question de reconsidérer la pertinence de la variété d’isiZulu alors érigée en tant que norme scolaire attendue :
 
Zola[7] : « la 1ère langue zulu est bien plus difficile et c’est xxx car tu utilises certains mots et dans tes classes de seconde langue tu utilises des mots basiques et la seconde langue c’est plus pour la communication et les choses simples et tu remarques que dans la seconde langue il y a beaucoup de mots empruntés de l’anglais, des sons similaires, c’est la même chose venant de l’afrikaans pour, alors qu’en première langue on veut du zulu authentique-authentique[8] (tapote la table, pour insister ) ce qui est bien plus difficile […] même moi aussi des fois malgré le fait que j’en ai fait en tant que première langue des fois j’ai des difficultés avec certaines choses ».
 
L’enseignement de l’isiZulu restaient à développer dans les écoles du KZN, malgré les possibilités pédagogiques de ces écoles à l’époque (bien mieux dotées que le système public). La question de la variété d’isiZulu érigée en norme pour son appropriation ne semblait pas recouvrir les objectifs communicatifs pourtant considérés par les enseignants et les élèves, elles sont certainement en train d’évoluer, au moins à l’initiative des praticiens et des manuels ayant vu le jour ces dix dernières années.
 
A ce titre, on peut remarquer à la même époque, l’exploitation en deux langues de documents de formation d’adultes à la prise en charge de la petite enfance en zone rurale (en situation de scolarisation ou non)[9] :

Figure 4 - DOCUMENT DE FORMATION TREE
Figure 4 - DOCUMENT DE FORMATION TREE © DR‎

Figure 4 - Document de formation TREE
 
Ces feuillets présentaient déjà à l’époque une valorisation de l’isiZulu comme langue de transmission linguistique, culturelle, scolaire et familiale avec les enfants, mais également comme medium de savoirs formatifs pour les adultes, parfois déjà bi/pluri/lingues, afin de valoriser des pratiques bi/pluri/lingues au quotidien et en formation (plutôt qu’en anglais seul). Si les pratiques en isiZulu pour la formation se discutent, la question d’apprendre la langue pour les locuteurs n’est pas toujours reçue comme pertinente.
En effet, la représentation sociale selon laquelle les langues sud-africaines noires n’ont pas besoin d’être apprises pour être transmises est largement répandue. 
 
Vitalité de l’isiZulu : avec ou sans apprentissage formel ?

Comme pour Maredi[10], nombreux sont les témoignages de locuteurs de langues sud-africaines noires selon lesquels les langues perdureront par la simple pratique dans le cercle familial : « aucune langue ne va MOURIR bientôt juste à cause de l’anglais ». Aucun auditeur intervenant ce jour-là ne parle d’apprendre ses propres langues, même s’ils évoquent souvent le fait qu’elles vont se maintenir familialement. Cela représente pour Alexander « le syndrome de l’immobilisme » :
 
« Cet état d’esprit est présent partout sur le continent africain et se manifeste par un sentiment de résignation devant l’impuissance, perçue ou prétendue, des langues africaines locales ou indigènes. La plupart des personnes sont disposées à conserver leur langue maternelle dans un contexte familial, communautaire ou religieux mais ne croient pas que ces langues puissent devenir des langues de pouvoir » (2003 : 10).
 
La représentation du fait que les langues familiales s’acquièrent de toutes façons hors de l’apprentissage formel est assez répandue. Les langues sont pratiquées dans tout le pays, les sphères familiales et amicales en favorisent des pratiques régulières, quand elles ne sont pas quotidiennes. Les pratiques vernaculaires semblent donc représenter un garant sûr de la vitalité linguistique aux yeux de différents témoins. L’attention est donc portée sur l’anglais.
 
« I’ll speak my English in a Zulu manner ! »
 
S’il est probable que les écoliers sont désormais plus nombreux à apprendre l’isiZulu à l’école dans le KZN, les locuteurs d’isiZulu dans leur premier cercle se tournent pour sûr vers l’appropriation de l’anglais. La reconfiguration identitaire concernant l’isiZulu et ses locuteurs semble avoir lieu autrement, comme en atteste cet auditeur de Vuyo Mbuli, plutôt par une affirmation identitaire plurielle :
 
« Nkhosinathi : […] let us continue with English BUT they must especially the English people speaking people, they must understand that I’m Zulu/ they mustn’t blame my pronunciation you know I, […] they must accept that I’m ZULU/ I’ll speak my English in a Zulu manner !
Vuyo : (rit gentiment)
Nkhosinathi : and that won’t change/»
  
S’approprier l’anglais certes, mais pas selon les normes attendues des locuteurs dits anglophones du pays ou de l’international : s’approprier l’anglais selon ses propres normes. Nkhosinathi se définit comme Zulu, il soutient l’idée de l’anglais lingua franca entre Sud-Africains mais sans assujettissement à une norme hétéro-imposée. Nkhosinathi affirme la complexité (Morin) de sa pluralité individuelle, la diversité de l’Afrique du Sud contemporaine en permet beaucoup d’autres. 
 
Céline Peigné,  Directrice de la filière Didactique des Langues
EA 4514 PLIDAM, EA2288 DILTEC
 
Bibliographie
ALEXANDER N. Politique linguistique éducative et identités nationales et infranationales en Afrique du Sud. Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe, de la diversité linguistique à l’éducation plurilingue, Étude de référence. France : Conseil de l’Europe, 2003
 
NATIONAL DPT of EDUCATION SOUTH AFRICA. Language in Education Policy, 14th July 1997[version modifiée]
 
NATIONAL GOVERNMENT of SOUTH AFRICA. The National Constitution of South Africa, 1996
 
PEIGNE C. : Une contextualisation du français dans la pluralité sud-africaine, approche sociolinguistique et didactique. Université François-Rabelais de Tours (UFRT), thèse de doctorat sous la direction de V. Castellotti, 2 Vol. 2010
 
STATSSA. KwaZulu-Natal : Dominant Home Language, 2001. In : STATSSA. Census 2001,
Digital Census data, Pretoria, 2003, http://www.statssa.gov.za/census2001/digiAtlas/index.html [25.01.2010]

Notes
[1] L’isiZulu est une langue parlée par environ 25% de la population pour environ 12 millions de locuteurs dont c’est la langue première (ou une des langues premières) ; l’isiXhosa (environ 19% pour 8 millions de L1), le sePedi (14 % pour environ 5 M de L1) ; le seTswana (14% pour 5 M de L1), le seSotho (12 % pour 4 M de L1) ; puis le xiTsonga, tshiVenda, siSwati, isiNdebele pour 2 à 4 % de la population qui les parle et 1 à 2 millions de locuteurs de langue première. Ces langues viennent rejoindre l’anglais (16% pour 5 M L1) et l’afrikaans (18 % pour 7 M de L1) au rang de langues officielles (Statssa 2001, 2011)

[2] KZN : KwaZulu-Natal, une région d'Afrique du Sud incluant la grande ville Durban.

[3] Sachant qu’il est difficile de résumer les pratiques langagières des Sud-Africains puisqu’elles dépendent, outre des individus et des groupes sociaux, des provinces, des groupes de population et de divers héritages historiques et trajectoires

[4] Les témoins de recherche cités ici sont issus de notre thèse. Leurs noms ont été modifiés (Peigné 2010). Alexandra et Annie enseignent le français, Zola enseigne l’isiZulu.

[5] Peigné 2010, Vol II., annexes 32, 33, 35 et 41

[6] Idem 21, p. 110

[7] Idem, Vol I, 27p 324

[8] « Genuine-genuine zulu » en version originale

[9] ONG TREE : Training and Resources for Early Education, remerciements à Pam Picken pour son autorisation à diffuser le document. https://tree-ecd.co.za/

[10] Maredi et Nkhosinathi sont des auditeurs de l’émission de radio de Vuyo Mbuli au sujet des langues (2009), ils appellent la radio pour faire part de leur avis (Peigné 2010, Vol II, 25b, p. 160)