Carnets de Gagaouzie

La dernière élection présidentielle en Moldavie a rappelé, s'il en était besoin, la persistance de profondes divisions au sein de la société moldave, notamment vis à vis de l'Unité territoriale autonome de Gagaouzie. Le décalage entre les Moldaves, roumanophones, et les Gagaouzes, d'origine turque, s'inscrit dans une trajectoire historique d'autant plus fascinante qu'elle est susceptible d'éclairer le devenir de nombreux peuples situés aux confins de l'Europe. Petit tour d'horizon d'une terre méconnue.
Entrée en Gagaouzie
Entrée en Gagaouzie. Ivan Ivancev. © DR‎

Les Gagaouzes, de l'Asie à la Bessarabie
 
Selon la légende, les Gagaouzes seraient les lointains descendants des Oghouz turcophones, peuple d'Asie centrale qui aurait été christianisé au contact des Russes et qui, après la chute de Constantinople, se serait enfui pour s'installer en Dobroudja et y fonder un royaume du nom de son chef, Kay-Ka'us. L'itinéraire des Gagaouzes s'achève plusieurs siècles plus tard, dans le sud de la Bessarabie, suite à l'échange de populations conclu en 1812 entre le tsar Alexandre 1er et le sultan Mahmoud II. 
 

Gagaouzie, carte.
Gagaouzie, carte. © DR‎


 
La population de Gagauz-Yeri (190 000 habitants) est avant tout d'origine gagaouze (environ 78 %), mais elle compte aussi des Moldaves, des Russes, des Ukrainiens et des Bulgares en des proportions similaires (4-5%). Cette diversité, dont on pourrait craindre qu'elle n'agisse négativement sur la cohésion « nationale » gagaouze tend, au contraire, à verser dans une certaine forme d'unanimisme que Chisinau peine à décrypter.
 
Celui-ci se caractérise par un système normatif et cognitif marqué par le double héritage ottoman et soviétique, d'une part, et une passion pour la différence, alliée à la peur de la roumanisation, d'autre part. La société gagaouze s'avère ainsi conservatrice à bien des égards, et son passé socialiste continue d'être toléré à travers les classiques odonymes et autres lieux de mémoire qui ne manqueront pas de ravir le visiteur mélancolique.
 

Comrat, fête du vin.
Comrat, fête du vin. © DR‎



Une délicate spécificité
 
Majoritairement orthodoxes, les Gagaouzes parlent habituellement le russe, et non le gagaouze, langue en déshérence que les autorités locales tentent de raviver. Ces dernières jouissent, d'ailleurs, de prérogatives qui dépassent la simple défense de la langue car l'assemblée législative locale (Halc Toplosu) et le puissant chef de l'exécutif (Bashkan) disposent de nombreuses compétences en matière de culture, d'éducation, de justice ou encore de développement économique.
 
C'est justement là toute la difficulté, car la Gagaouzie dispose d'un hymne (Tarafim/Ma Patrie) et d'un drapeau, mais surtout d'un statut particulier, attribué ou gagné, selon les interlocuteurs, à la suite des troubles survenus au début des années 1990, mais qui fait l'objet de délicates négociations, comme en témoigne l'adoption laborieuse, en décembre dernier, de trois projets de loi d'autonomie, après cinq ans de tractations.
 
La dialectique du centre et de la périphérie reflète ainsi en Gagaouzie une histoire, une ambition et une sociologie particulières, propres à un petit territoire enserré entre la Moldavie roumaine, à l'ouest, et le Budzhak ukrainien à l'est. L'ingérence plus ou moins assumée de l'Union européenne, de la Russie et de la Turquie n'est également pas sans effet sur la trajectoire de ce confetti de terre (1 831 km²). 
 

Comrat, puits.
Comrat, puits. © DR‎



Un territoire fragmenté et peu valorisé
 
Une autre particularité de la Gagaouzie réside dans la fragmentation de son espace. À rebours de la psyché moderne, la discontinuité territoriale constitue ainsi l'un des traits les plus fascinants de la géographie gagaouze, articulée autour de cinq districts, dont Comrat, Ceadir Lunga et Vulcanesti, ainsi que trente et un villages, parfois reliés par une seule autoroute qui sert de colonne vertébrale à tout l'écosystème.
 
Ce particularisme pèse indubitablement sur le développement de la province, qui demeure l'une des plus pauvres et les moins dotées du pays. Son économie demeure avant tout rurale (70%), malgré les efforts de diversification et les trois zones franches à proximité des ports ukrainien de Reni et moldave de Giurgiulești. Le salaire mensuel local avoisine ainsi 200 euros contre 300 euros au niveau national.
 

Comrat, église orthodoxe.
Comrat, église orthodoxe. © DR‎



Une langue turcique slavisée
 
Impossible de ne pas conclure notre billet sans mentionner la langue gagaouze. Celle-ci est une langue turque de la famille altaïque codifiée au 19e siècle, qui a été transcrite avec l'alphabet latin, et fortement influencée par les dialectes balkaniques et turcs jusqu'au 19e siècle, avant de l'être par le bulgare, le russe et le roumain. À l'image de son peuple, le gagaouze est un synchrétisme désarticulé, même s'il reste fondamentalement turcique, malgré l'abandon de certaines règles phonétiques et grammaticales.
 
La langue a emprunté au russe de nombreux phraséologismes, ainsi que l'ordre des mots dans la phrase. Elle s'est également inspirée, au niveau morphologique, du bulgare avec, notamment, l'emploi de l'affixe -(u)ka pour le genre féminin (komşuyka « voisine », komşu en turc), ou encore de l'affixe « -maa » à l'infinitif (bakmaa « regarder », bakmak en turc).
 
Les principales modifications concernent surtout la syntaxe et, dans une moindre mesure, la phonologie. La grammaire a été simplifiée, certaines consonnes ont disparu ou se sont déplacées (« ğ », « h »), et le système binaire des voyelles a été remplacé par un système unaire (a, ä, e, i, o, ӧ, u, ü). Dans le même sens, le yod des voyelles initiales ne s'écrit plus (el « main » [jel]) et certains allophones mouillés ont fait leur apparition en position terminale ( « alıyer » (« prend ») => alêr). 
 


La Gagaouzie est à la croisée des chemins et doit affronter trois grands défis, à savoir normaliser le dialogue avec Chisinau, assimiler son riche et complexe héritage, et chasser la peur de la marginalisation et du voisin roumain. Négligée par l'Europe, cette région demeure, pour l'instant, sous l'emprise des intérêts russes et turcs.
 
 
 
Skander Ben Mami
 


 
Références bibliographiques et webographie
 
https://www.historia.ro/sectiune/general/articol/istoria-poporului-gagauz-turcii-crestini-din-basarabia

Demian, Angela. « La république de Moldova à la croisée des chemins», Synthèse de la Fondation Robert Schuman, no. 33

Стратегия Регионального Развит ия Региона развит ия АТО Гагаузия 2017-2020 гг., Agence de développement régional de l'ATU Gagaouzie, Ministère du développement régional et de la construction, 2017

https://bigenc.ru/linguistics/text/2338912

https://balkaninsight.com/2018/12/14/signs-romanian-language-taking-root-in-moldova-s-gagauzia-12-10-2018/

https://www.cairn.info/revue-syntaxe-et-semantique-2010-1-page-153.htm

https://www.dw.com/ru/почему-гагаузы-в-молдавии-предпочитают-русский-язык/a-19395596

https://ru.sputnik.md/politics/20201207/32802208/pochemu-vokrug-gagauzskikh-zakonoproektov-stolko-shuma.html

http://www.gagauz.md/2018/01/pochemu-v-gagauzii-zarplata-menshe-chem-v-srednem-po-moldove/

http://alegeri.md/w/Alegerile_preziden%C8%9Biale_din_2020_%C3%AEn_Republica_Moldova
 
 
 

Comrat, Place centrale Statue Lenine.
Comrat, Place centrale Statue Lenine. © DR‎